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voyage autour du monde.

famille dans la misère ; il en sera donc comme j’ai résolu, accomplissons la volonté de Dieu.

Tous les soirs, au coucher du soleil, John grimpait sur un vacoi au pied duquel était bâtie sa cabane, et il disait à son chef, devenu son ami, que c’était pour respirer un air plus libre et pour voire arriver plus tôt le convoi avec lequel il comptait s’en retourner.

Mais que faisait John ? Chaque fois que, surveillant infidèle, il parvenait à dérober une pierre précieuse, à l’aide d’un couteau il ouvrait une arête du palmiste qui lui servait d’observatoire et y cachait le vol sans que jamais personne eût pu le soupçonner. Depuis trois mois la même opération était souvent répétée, et une fortune se trouvait là, pour ainsi dire, à sa disposition.

En effet, l’ordre arrive enfin de la cour, John peut retourner à Rio, et son départ est fixé au surlendemain.

Le matelot ingenieux et prévoyant se plaint seulement alors que des biches (insectes microscopiques qui s’attachent à la peau, la creusent et pénètrent profondément) lui ont fait une large plaie au talon. On lui prodigue les soins les plus généreux, on le félicite de la liberté qui lui est rendue, et rien n’est épargné pour que son voyage jusqu’à Rio se fasse sans danger pour sa santé affaiblie. Il accepte un mulet qui lui est offert, mais comme dans les passages les plus difficiles on est souvent forcé d’aller à pied, John dit qu’il s’appuiera sur un bâton et demande la permission de couper une arête de palmiste, dont la flexibilité le soutiendra sans secousses trop violentes ; elle lui est à l’instant accordée. Il gravit pour la dernière fois son arbre chéri, coupe la branche dépositaire des diamants, et le voilà heureux dans l’avenir.

Avec quelle inquiète sollicitude le matelot ménageait l’appui précieux qu’il s’était donné ! Oh ! qu’il boitait avec bonheur et qu’il devait de reconnaissance aux insectes incommodes et dangereux dont bien des noirs, dans leur haine de la servitude, sont si souvent les volontaires victimes !

Il arriva à Rio ; et, impatient de son retour en Europe, il ne voulut même pas aller voir les parents de la jeune fille qu’il avait sauvée, de crainte qu’il ne dût accorder quelques jours à leurs prières. Un navire danois était en rade et allait faire voile le dimanche suivant. John Beckler y retint son passage et se logea modestement dans une petite chambre auprès de Notre-Dame-de-Candelaria.

En face de sa demeure était une jeune mulâtresse fort avenante, à qui John envoyait quelques furtifs baisers dédaignés. Le matelot, en effet, avait un costume qui donnait de sa généreuse galanterie une bien pauvre idée ; aussi, piqué au jeu, alla-t-il dès le lendemain sur la place Royale à la découverte de quelque étranger auquel il pût proposer frauduleusement la vente de deux ou trois de ses diamants. Il ne chercha pas longtemps, et, le marché conclu, Beckler fit emplette de vêtements coquets et conti-