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souvenirs d’un aveugle.

nua ses poursuites amoureuses auprès de la jeune mulâtresse. Celle-ci, fidèle en tout au code des filles de sa caste, se montra moins rebelle et finit par succomber.

Le confiant matelot se laissa bientôt prendre aux faux témoignages d’affection de sa conquête, et, après avoir obtenu d’elle la promesse solennelle qu’elle l’accompagnerait en Europe, où ils s’uniraient par le mariage, John lui dit sa vie aventureuse, le jugement qui l’avait condamné, puis lui confia le secret de sa fortune en lui montrant son précieux bâton.

Encore un jour et ils diront adieu au Brésil.

On frappe à la porte de John.

— Au nom du roi, ouvrez !

— N’ouvrez pas, dit tout bas la mulâtresse.

— Au nom du roi ! répète-t-on ; et la porte tombe brisée. Le couple, arrêté est conduit à l’instant même devant un magistrat.

— Votre nom ? dit celui-ci à la jeune fille.

— Zaé, mulâtresse libre.

— C’est bien ; et le vôtre ?

— John Beckler, Irlandais, condamné une fois aux présides pour avoir sauvé, au péril de ses jours, une jeune fille que des noirs venaient de jeter à l’eau.

— Je m’en souviens, vous avez fait là une action honorable, poursuivit le juge ; voyons si toute votre conduite depuis lors a droit à nos éloges. Donnez-moi le bâton sur lequel vous vous appuyez.

Le bâton est livré, ouvert, fouillé avec précaution, et les diamants roulent sur un tapis.

— C’en est fait, dit Beckler à sa compagne, nous voici à jamais malheureux, à jamais séparés.

— Votre crime est avéré, dit le magistrat, la loi est précise ; vous allez retourner aux présides pour le reste de votre vie, et la moitié du vol que vous avez commis appartient à la personne qui l’a dénoncé.

— Où est-elle ?

— C’est moi, dit en souriant la mulâtresse. Je voulais rester au Brésil, je n’aime pas l’Europe.

Beckler leva les yeux au ciel, fut conduit en prison et de là ramené à Minas-Géraes, où il mourut sous le bâton noueux de ses maîtres. Quant à la gracieuse et noble mulâtresse, elle tient maintenant, dans la rue des Orfévres, un charmant magasin de nouveautés et de curiosités chinoises, et dit gaiement à qui veut la savoir l’histoire de son ami Beckler et la cause première de sa fortune, aujourd’hui fort brillante. Chez nous, terre de civilisation et de progrès, mademoiselle Zaé, assise à un comptoir, aurait déjà gagné équipage, hôtel et laquais ; le Brésil est encore à demi sauvage.