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voyage autour du monde.

Dans un voyage comme le nôtre, l’ordre et la symétrie seraient une faute pour l’écrivain et peut-être une cause d’ennui pour le lecteur. C’est parce que j’ai compris cette double vérité que je vais parfois çà et là, courant de la ville aux forêts et de la plaine fertile aux rochers nus, de la civilisation esclave à la sauvagerie indépendante.

J’ai du temps devant moi aujourd’hui ; écoutez un fait assez curieux :

De toutes les capitaineries composant avec des déserts encore inconnus l’immense royaume brésilien, la plus remarquable sans contredit, celle qui surtout est la plus digne de l’étude des voyageurs, est la capitainerie de Saint-Paul, car les Paulistes n’appartiennent à proprement parler à aucun pays, ou plutôt ils font la conquête de tous. Je vous dirai plus tard, alors que je vous parlerai des Gaouchos, d’où et comment leur est venue cette soif ardente d’indépendance qui leur fait mépriser les périls, et les pousse, indomptés, au milieu des forêts les plus impénétrables et des plus vastes plaines, où ils se posent en dominateurs.

Qu’un Pauliste fasse savoir à un Gaoucho de la Plata qu’il a à traiter avec lui d’une affaire grave et pressante ; qu’il lui donne rendez-vous dans une de ces silencieuses et éternelles forêts dont je vous ai déjà parlé, à trois ou quatre cents lieues de la côte, à six cents de Rio ou de Monte-Video ; qu’il lui assigne un rendez-vous au pied d’un gigantesque berthollettia, tel jour, à telle heure… les deux hommes s’y serreront la main au moment précis… et pourtant ces deux hommes n’auront eu pour guide que le bruit ou la fraîcheur de la brise, ou le cours des astres, et ils se seront vus forcés de lutter dans leur trajet contre les serpents et les jaguars, dont ils font aussi peu de cas que du cri du perroquet ou du ricanement de l’ouistiti.

Le Pauliste pourtant n’est qu’un Gaoucho abâtardi ; c’est le tigre d’Amérique comparé à celui du Bengale ; c’est un fashionable de nos grandes cités à côté d’un rude contrebandier des Pyrénées.

Le Pauliste est vêtu à peu près comme le Gaoucho, mais déjà avec des modifications, avec des enjolivements, des fioritures, si j’ose m’exprimer ainsi, qui frisent presque la coquetterie. Son large chapeau, retenu sous le manteau par un ruban de velours, est d’un feutre assez fin ; son poncho, pièce d’étoffe couleur chocolat, bleue ou blanche, taillée en rond, au milieu de laquelle est pratiqué un trou pour le passage de la tête, est aussi d’un drap qui ferait honte à celui du Gaoucho. Quant à sa culotte de peau, à sa ceinture et à sa chaussure, ce sont partout de jolis petits dessins faits avec des cordonnets de diverses nuances tout à fait curieux et séduisants à l’œil. Mais le Gaoucho, cet homme de fer et de bitume, maigre, petit, sauvage, intrépide comme le lion, indompté comme lui, je vous le présenterai quand je l’aurai bien étudié dans ses déserts, dans ses mœurs, dans ses habitudes de domination. Oh ! c’est chose curieuse à voir, je vous jure.