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souvenirs d’un aveugle.

Il n’est pas d’étranger arrivant au Brésil qui n’ait hâte de se trouver en présence d’un Pauliste à cheval, armé de son redoutable lacet. Les premiers conquérants d’Amérique ont raconté des choses si merveilleuses de leur audace et de leur adresse, que la raison a peine à les accepter, et que le doute vous poursuit alors même que le fait est là palpitant devant vos yeux pour soumettre toute incrédulité. Or, écoutez :

Un brave colonel de lanciers de la vieille garde impériale, dès son arrivée à Rio, où les malheurs de son pays l’avaient exilé, ne cessait de répéter à haute voix, à tous ceux qui parlaient des Paulistes, que lui, sur son cheval et armé de sa lance, il se faisait fort de démonter non pas seulement un, mais deux, mais trois de ces redoutables laceurs d’hommes, comme il les appelait par dérision.

— Prenez garde, colonel, lui répétait-on souvent ; votre vigueur et votre adresse sont grandes, sans doute ; mais si un Pauliste vous entendait, il serait homme à accepter le défi.

— Et moi, croyez-vous que ce soit pour qu’on me le refuse que je le propose ?

— Nous vous aimons trop pour le publier.

— Eh bien ! je prends l’initiative, et dès demain mon cartel sera connu.

Les feuilles de Rio publièrent en effet le défi du colonel, et le jour même il reçut une visite fort curieuse.

— C’est vous, colonel, qui avez inséré hier une note dans les journaux ?

— Oui, monsieur ; en quoi vous intéresse-t-elle ?

— Je suis Pauliste.

— Comment ! vous accepteriez ma proposition ?

— Pourquoi pas ?

— Mais vous avez à peine cinq pieds !

— Vous n’en avez pas tout à fait six.

— N’est-ce pas assez ?

— Non, colonel.

— J’ignorais que la Garonne coulât au Brésil ?

— Oh ! ne parlez pas de vos rivières, colonel : les nôtres sont plus larges que les vôtres ne sont longues.

— Cela fait l’éloge de vos rivières, et voilà tout.

— Ce n’est pas pour les vanter que je suis venu vous voir, mais bien pour m’assurer, en effet, si vous vouliez essayer de votre lance contre mon lacet.

— N’en doutez pas.

— À quand la course ?

— À ce soir.

— Non, à après-demain, en face du château de Saint-Christophe ; ça distraira bien du monde.