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voyage autour du monde.

— À la bonne heure.

— Je me suis hâté, quoique novice encore, parce que je ne veux pas, colonel, qu’il vous arrive malheur.

— C’est bien généreux.

— Si quelques-uns de mes camarades se présentent après moi, vous refuserez.

— C’est entendu.

— Ainsi donc, colonel, à après-demain, à neuf heures.

— À après-demain, senor…

— José Pignada.

La singularité du défi avait appelé autour de Saint-Christophe une foule immense ; une partie de la cour s’y était donné rendez-vous, et, du milieu de cette multitude qui se pressait, s’agitait impétueuse sur des gradins, il ne partait qu’un seul cri : Pour le Pauliste ! Cent piastre pour le Pauliste ! mille piastres ! deux mille ! cinq mille pataques contre le lancier !… Nul n’osait parier pour.

Mais l’heure sonne, une musique militaire annonce les combattants. Le colonel entre le premier en lice, et, sur un magnifique alezan qu’il manie avec grâce, il se précipite au galop la lance au poing. Un cri général d’admiration retentit ; on bat des mains, et cependant nul partenaire n’ose le soutenir. Mais voici le Pauliste, court, maigre, ramassé, dont les petits yeux dardent de vives étincelles sous les bords immenses de son feutre. Son cheval est petit aussi, ses jambes ont une finesse de contours qui se dessinent en muscles très-déliés. Le Pauliste et lui s’arrêtent à l’entrée du cirque ; José Pignada donne une poignée de main à une douzaine de ses camarades, se mordant tous les lèvres d’impatience et presque de colère, tant le défi du colonel leur avait paru audacieux. Pignada se hâte d’en finir avec les siens, tourne bride, et s’avance à pas lents vers son adversaire, qu’il salue de la tête…

— C’est José ! c’est José ! dit-on dans la foule… J’aurais préféré Fernando, ou Antonio, ou Pédro ; mais n’importe, cinq mille pataques pour José !

— Colonel, me voici à votre disposition.

— Je craignais, senor, que vous ne fussiez pas exact.

— Un Pauliste ne se fait jamais attendre ; neuf heures ne sont pas sonnées.

— Mais vous n’avez pas de selle ?

— Ce n’est pas nécessaire, j’ai mon lacet.

— Quant à moi, je vais remplacer le fer de ma lance par un tampon en cuir.

— Pourquoi cela ?

— C’est que je pourrais vous tuer.

— Impossible ; pour tuer les gens il faut les toucher, et vous ne me toucherez pas.