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INTRODUCTION.

sonnement. Si les simples hommes blancs sont si bons à manger, les dieux blancs doivent être d’un goût exquis. À cette idée, qui n’est pas sans logique, nos sauvages se rapprochent de plus belle ; ils étaient là une centaine de grands diables aux dents longues, aux ongles noirs, armés d’arcs, et de flèches et de cries, affamés, féroces… C’est un grand miracle que nos marins leur aient échappé ; il est vrai que ces affreux hommes des bois avaient dévore une douzaine d’hommes blancs il n’y avait pas huit jours.

Un savant illustre entre tous, et cependant le plus simple et le plus bienveillant des hommes, M. de Humbold, que M. Jacques Arago appelle souvent en témoignage, nous racontait l’autre soir, avec ce fin sourire des gens d’esprit qui ont laissé l’indignation comme un bagage trop lourd à porter, une assez bonne histoire d’anthropophages. M. de Humbold visitait, lui aussi, je ne sais quel désert de l’autre monde. Un jour qu’il était assis à côté d’un grand gaillard nouvellement converti à la religion chrétienne : — « Connaissez-vous monseigneur l’évêque de Québec ? dit M. de Humbold à son compagnon de voyage. — Si je connais l’évêque de Québec, reprit l’autre : j’en ai mangé ! » M. Arago va être bien malheureux de n’avoir pas su plus tôt cette anecdote-là.

De cette île furieuse, le vent (il appelle cela un vent favorable) nous pousse à Diély, atroce coin de terre tout rempli de Chinois, de Malais, de buffles, de fièvres pernicieuses et de serpents boas. À vrai dire, la description de tant de broussailles, de tant de fléaux et de misères, faite d’un ton si joyeux cependant, ne me paraît guère un juste motif pour entreprendre sans nécessité ces migrations difficiles. Que diable ! quand on est venu au monde dans une famille heureuse et nombreuse, quand on est l’enfant de ce calme village des Pyrénées, le fils de cette vieille mère qui vous pleure ; quand on a vécu vingt-cinq ans sous un beau ciel, au bord des fleuves qui serpentent, sur une terre verdoyante, toute chargée d’arbres et de fleurs, à quoi bon s’exposer à la mer bruyante, aux sables mouvants, au soleil chargé de pestes mortelles, aux déserts remplis d’animaux hideux ? Quoi ! vous avez sous vos pas, sous vos yeux, la France, l’Italie, l’Allemagne, les cités obéissantes et libres, et vous allez de gaieté de cœur affronter les tempêtes, les orages, les pestes, les sauvages ! Sauvage ! Qu’est-ce que ce mot-là ? Sauvage ! c’est-à-dire le milieu idiot et sanglant entre l’homme et la bête féroce. Sauvage depuis le commencement jusqu’à la fin du monde. Toujours la même créature informe, accroupie sur le bord de cette mer dont elle ne sait pas l’étendue, regardant, sans les voir, les étoiles du ciel, toujours cet être abandonné aux plus vils appétits de la bête, sans pitié, sans cœur, sans amitié, sans amour, servi par son ignoble femelle à genoux devant lui, et troquant contre une bouteille de rhum, son enfant ou son père ! Donc, à quoi bon visiter ces immondes créations, quand on est placé parmi les voyageurs oisifs, la meilleure espèce des voyageurs ! À quoi bon se fatiguer l’âme et le regard à contempler ces hébétements, — sourire sans intelligence, vagues paroles, vagues regards, ventres creux, dents noires, ongles sanglants ? — J’en dis autant de ces abominables recoins de la terre sans fruits et sans fleurs, sans murmures et sans verdure, sans monuments et sans histoires. — Landes stériles où pas un pied humain ne s’est posé, pas même