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voyage autour du monde.

pesèrent dessus, le flot fut déchiré… le puissant véhicule se releva tranchant et horizontal, fit jaillir à l’air des myriades de perles phosphorescentes, siffla en mesures égales comme le balancier d’une pendule Bréguet, et en quelques instants nous fûmes rendus sur le rivage. Chacun de nous avait un service différent ; nous nous quittâmes et nous donnâmes rendez-vous au débarcadère pour le soir. Deux des matelots qui venaient de nous pousser si rapidement me prièrent d’intercéder en leur faveur pour qu’il leur fût permis d’aller faire une course jusqu’à la ville.

— À quoi bon ?

— Rien que pour voir.

— Ce n’est pas nécessaire, vous feriez quelque sottise.

— Nous n’avons pas le sou.

— Raison de plus.

— Raison de moins : quand on n’a pas le sou, on n’entre pas dans un cabaret ; quand on n’entre pas dans un cabaret, on ne boit pas ; quand on ne boit pas, on est sage. Vous qui vous piquez de bien dessiner, vous ne raisonneriez pas plus juste.

— Et toi, que dis-tu de la prose de ton camarade ?

— Je dis que oui, que c’est bien parlé, parce que si je lui donnais tort, il m’aplatirait.

— Allons, soyez sages, la permission vous est accordée ; mais à ce soir, au débarcadère.

— Nous y serons mouillés à cinq heures. Quel gabier que cet homme ! et il ne fume pas ! et il ne chique pas ! quel malheur !

Si vous n’aviez pas reconnu dans cette conversation mes deux plus chers matelots, Marchais et Petit, je suis sûr que leurs noms seraient sortis de votre bouche après la lecture des lignes qui vont suivre.

Partis avec moi de Toulon, ces deux êtres exceptionnels devaient revoir leur pays après tant de fatigues et de dangers ; il faut bien me pardonner de les jeter parfois au milieu de mes narrations sérieuses, auxquelles ils peuvent se lier sans nuire à la gravité ou à l’importance des faits. Dans presque tous les drames il y a une partie comique, et le rire va si bien après les émotions de l’inquiétude ! Pour ma part, j’ai toujours oublié leurs sottises en faveur de cette pieuse amitié, de ce dévouement sans bornes dont ils n’ont jamais cessé de me donner les preuves les plus éclatantes. Au surplus, il ne s’agit ici que d’une bagatelle, d’un passe-temps. Marchais aimait trop à figurer dans les scènes dramatiques pour se souvenir le lendemain de ce qui lui était arrivé la veille.

J’en avais fini de mes courses de la journée, et je retournais à bord épuisé de fatigue. À côté du débarcadère, je vis mon bon matelot Petit, triste, les yeux mouillés de larmes, la chemise déchirée, les mains et la figure ensanglantées.

— Malheureux ! lui criai-je de loin, que t’est-il arrivé ?