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voyage autour du monde.

— Pas mal.

— Étaient-ils nombreux ?

— Une nuée, plus de vingt ou de trente ; et Marchais en a démoli quatorze ou quinze pour sa part.

— Je m’en doute bien. Où est-il maintenant ?

— À l’ombre, selon son habitude. Des soldats sont venus, qui l’y ont porté ; ses jambes ne lui auraient pas rendu le même service.

— Crois-tu qu’il soit blessé ?

— Lui ? non. Seulement on lui a ouvert le front, démonté une épaule et brisé la mâchoire.

— Conduis-moi à la prison où il est détenu.

— C’est qu’ils m’empoigneraient aussi.

— Eh bien ! indique-la-moi à peu près.

— Tenez, rendez-lui cette grosse dent qu’il m’a confiée et qu’il enfermera avec ses sœurs dans sa blague, selon son habitude.

Fort des renseignements que Petit me donna, je me dirigeai vers un corps-de-garde placé sur le derrière du palais royal, où l’on devait avoir eu connaissance de la rixe, et j’interrogeai le chef du poste, furieux encore du rude traitement que mes lurons avaient fait subir à une vingtaine de ses soldats. Toutefois je parvins à l’apaiser par de sincères témoignages de regret, et le priai d’intercéder en faveur du prisonnier, ce qu’il fit avec beaucoup de grâce. L’aubergiste indemnisé, j’allai chercher Marchais, qu’on me rendit, et je le trouvai dormant profondément sur la terre humide.

— Toujours mauvais sujet ? lui dis-je d’un ton sévère.

— Toujours.

— Toujours ivrogne, querelleur ?

— Toujours.

— Tu ne te corrigeras donc jamais ?

— Jamais. L’homme est taillé pour boire le vin, le vin pour être bu : chacun son état.

— Ici comme partout le vin s’achète et ne se vole pas.

— Je n’ai volé personne, sacrebleu ! je voulais payer, j’aurais payé ; mais personne dans mon gousset.

— Eh bien ! j’ai payé pour toi, vieux.

— Ah ! mon brave monsieur Arago, je ne vous connais qu’un défaut à vous

— Lequel ?

— Je n’ose pas le dire.

— Bah ! bah ! parle.

— Vous vous fâcheriez.

— Non.

— Eh bien ! c’est que… c’est que vous n’aimez ni le vin ni l’eau-