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souvenirs d’un aveugle.

de-vie. Ça, voyez-vous, ça tache un homme, ça l’avilit, ça le dégrade.

— Marchais, je te prédis que tu mourras dans quelque noir cachot.

— Qu’est-ce que ça me fait ? autant un cachot qu’un ventre de requin. Marchons ; cette longue figure de Brésilien qui est là avec son chapeau brassé carré m’embête un peu trop.

— S’il comprenait le français, peut-être ne sortirais-tu pas de ta prison : cet officier a intercédé pour toi.

— Lui ! il a pourtant l’air bien cafard.

Le mauvais sujet et moi nous nous acheminâmes vers le port, où nous trouvâmes Petit attendant encore le canot. À son aspect, Marchais sentit renaître sa colère ; il s’élança vers lui ; mais, le voyant tout déchiré, il s’arrêta et lui tendit la main.

— À la bonne heure, lui dit-il, voilà comme je te voulais ; si ta chemise eût été neuve, si tu n’avais pas reçu de torgnoles, je t’aurais broyé sous mon poing. Et ma dent ?

— Je ne l’ai plus.

— Tu ne l’as plus, misérable ?

— Je l’ai donnée à M. Arago.

— Oui, la voici.

— Allons, avec les autres, et qu’on n’en parle plus. Foi de galant homme, si Vial eût été avec moi, je vous jure, monsieur Arago, que nous aurions chamberté cette nuée de crapauds qui est venue nous assaillir.

— En attendant, pour que tu ne te fasses pas trop écharper à terre, tu vas te rembarquer dans le grand canot qui accoste ; Petit t’accompagnera, et je vous recommanderai à qui de droit.

— Suffit, monsieur, suffit ; le vin de ces chiens-là n’est déjà pas si bon… n’est-ce pas, Petit ?

— Laisse donc, si nous en avions encore une bouteille.

— Ah ! je ne dis pas…

— Je vous la promets pour demain si vous êtes sages.

— Assez causé.

Je n’ai parlé de cette rixe que parce que pendant plusieurs jours il fut arrêté sourdement en certain haut lieu qu’on attaquerait individuellement les matelots de l’Uranie trouvés à terre. Aussi, afin d’être en mesure de riposter à toute provocation, Petit, Marchais, Vial, Lévêque et les autres ne se quittaient jamais le bras dans leurs insolentes promenades. Les petits incidents amènent parfois de grandes catastrophes, et le bas peuple met toujours les puissants en mauvaise humeur.

De la cité royale aux solitudes brésiliennes il n’y a qu’un pas. Franchissons-le.

Jusqu’à présent, les souverains d’Europe occupés de la conquête d’un pays sauvage n’ont pas songé que le moyen le plus sûr de le soumettre était d’y envoyer beaucoup de monde. Les premières entreprises ont été