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voyage autour du monde.

faites avec des ressources si faibles qu’il n’est pas surprenant qu’elles aient presque toujours été infructueuses. Un autre inconvénient résultait encore de cette irréflexion. Les dégoûts, les fatigues, les climats, moissonnaient une partie des équipages ; le reste, abattu, découragé, ne combattait souvent que pour échapper à la mort. Les hommes étaient donc sacrifiés ; le sang coulait de toutes parts, et les tristes débris d’une expédition fort coûteuse rejoignaient leur patrie après avoir conquis quelques morceaux d’or et une gloire inutile et passagère. Quand on songe aux victimes qu’a dévorées l’Amérique, on frémit d’épouvante et l’on se demande involontairement si cette terre si riche était hérissée de remparts et défendue par des peuples indomptables.

Le Brésil, comme les autres parties de ce continent, a eu aussi ses persécutions, ses cruautés, ses massacres. Des peuplades entières ont été immolées, des nations ont disparu ; d’autres ont été forcées de se retirer au sommet des montagnes, de se cacher dans le fond des forêts, et de mettre entre elles et leurs ennemis des déserts immenses, des fleuves et des torrents. Ici le danger était réel pour les Européens. Des hommes féroces peuplaient ces contrées ; leurs chansons étaient des hurlements et des cris de guerre ; leurs festins, des scènes hideuses de cadavres dévorés ; leurs coupes étaient les crânes encore sanglants de leurs ennemis vaincus. Parmi ces peuplades si terribles, celle des Tupinambas se faisait distinguer par son courage et sa cruauté, et lorsque Pédralvez aborda au Brésil, il la trouva maîtresse de presque toute la côte. Le nom de ce peuple dérivait du mot Toupan, qui veut dire tonnerre, ce qui semblait indiquer sa force et sa puissance.

Les Tupinambas, comme presque tous les sauvages, se peignaient le corps de diverses couleurs et se tatouaient avec des incisions. C’était à ces dessins qu’on reconnaissait les chefs et les demi-chefs des tribus. Ils ne vivaient que de la chasse et de la pêche, et s’enivraient à l’aide d’une liqueur appelée kakouin, faite de la manière la plus dégoûtante, si nous en croyons M. de la Condamine. Leur religion consistait en bien peu de chose : ils reconnaissaient deux êtres supérieurs, qu’ils invoquaient pour eux-mêmes et contre leurs ennemis. À la naissance d’un fils, le père lui donnait des leçons de cruauté et chantait des hymnes en l’honneur des guerriers qui s’étaient le plus distingués dans les combats. Ensuite il lui disait : « Vois cet arc, vois cette massue ; c’est avec ces armes que tu dois attaquer tes adversaires ; c’est ton courage qui nous fera manger leurs membres déchirés lorsque nous ne pourrons plus combattre. Sois mangé si tu ne peux vaincre ; je ne veux pas que mon fils soit un lâche. » Après cette exhortation, qui devenait la leçon quotidienne, on donnait à l’enfant le nom d’une arme, d’un animal ou d’une plante, et dès l’âge le plus tendre il suivait son père au combat, et recevait bien mieux là des leçons de cruauté.