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voyage autour du monde.

élégance et sans vigueur. J’ai vu, dans une de mes courses aventureuses, une femme moitié blanche, moitié noire, mais à taches irrégulières. Elle était d’une humeur joyeuse ; elle aimait beaucoup à parler de la bizarrerie de son organisation, et, chose étrange, elle avait deux enfants dont l’un était albinos, et l’autre d’un noir d’ébène. Elle ne cachait à personne sa prédilection pour ce dernier, et comme je lui en demandais la cause, elle me répondit que c’était parce qu’elle le tenait de son premier mari. Le culte des vieux souvenirs n’est point mort au Brésil, même chez les peuplades sauvages de cet immense empire. Nous sommes plus oublieux et plus ingrats en Europe.

Les Albinos touchent aux Bouticoudos. Philosophes, expliquez ces contrastes !

Dès que nos observations astronomiques furent terminées, nous mîmes à la voile par une brise carabinée de l’ouest, qui nous poussa vite hors du goulet. Bientôt les vastes forêts s’effacèrent dans un lointain violâtre ; le géant couché disparut sous les flots comme un hardi plongeur, et nous nous retrouvâmes de nouveau face à face avec les vents, le ciel et les eaux. La curiosité s’émousse comme tous les goûts, comme toutes les passions ; il faut en user sobrement, et, pour ma part, je ne suis pas trop fàché de dire adieu à la terre féconde d’Alvarès Cabral, si mollement interrogée par les Portugais d’aujourd’hui.

Les stériles conquêtes des peuples sont une flétrissure plutôt qu’une gloire.

La brise est fraîche. Encore une anecdote sur le Brésil, encore un dernier regard sur les hommes qui le sillonnent.

Une remarque fort curieuse, et qui a frappé tous les explorateurs de cet immense royaume, dont la moitié n’est pas encore connue, c’est la diversité de mœurs des peuples sauvages qui le parcourent. Tous, excepté les Albinos, sont cruels, féroces, anthropophages ; presque tous vivent en nomades, sans lois, sans religion, ou se faisant des dieux selon leurs caprices ; tous obéissent à leur appétit sans cesse renaissant de rapine et de destruction, et cependant il y a parmi ces peuplades des nuances fort tranchées qui les distinguent et qui sembleraient laisser entrevoir dans l’avenir, pour quelques-unes du moins, la possibilité de les faire jouir des bienfaits de la civilisation, toujours si paresseuse dans ses conquêtes morales.

Les Bouticoudos, par exemple, se distinguent de tous leurs ennemis (car ici tous les peuples vivent en ennemis) par l’absence totale de ces sentiments si doux d’amitié et de famille, si puissants, si saints, même chez les nations les plus sauvages de la terre. Parmi eux, point de tendresse fraternelle, point d’amour maternel ou filial. On naît, on vit ; on allonge les oreilles à l’enfant, on troue sa lèvre inférieure pour y fixer un gros morceau de bois qui lui sert de table lors de ses repas ; on l’arme