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souvenirs d’un aveugle.

d’un arc à flèches ou à pierres, on lui montre le désert ou les forêts, et on lui dit : « Là est ta pâture, va, cherche, et fais la guerre à tout être vivant qui voudra te résister. » S’il meurt, point de larmes, point de funérailles ; la peuplade a un sujet de moins, c’est tout.

Chez les Tupinambas, au contraire, plus féroces, s’il se peut, que les Bouticoudos et les Païkicé, on a trouvé des sentiments d’amour si vrais, si violents, si énergiquement exprimés, qu’on peut les appeler héroïques, alors même qu’ils ont pour résultat les plus horribles vengeances.

Une guerre sanglante avait éclaté entre les Païkicé et les Tupinambas ; déjà, dans un de ces combats où les dents et les ongles de ces bêtes féroces jouent un rôle aussi actif que les flèches et les massues, plusieurs des chefs les plus intrépides avaient perdu la vie, et les deux féroces peuplades ne se lassaient pas. À la dernière mêlée qui avait eu lieu, une femme avait vu son mari massacré par les ennemis vainqueurs, et les lambeaux de sa chair jetés çà et là dans la plaine. Aussitôt elle médite une vengeance éclatante et la communique la nuit à ses camarades, qui l’approuvent et l’encouragent.

— Percez-moi le dos, les cuisses, la poitrine, leur dit-elle, crevez-moi un œil, coupez-moi deux doigts de la main gauche, et laissez-moi faire, mon mari sera vengé. On obéit à ses volontés, on mutile la malheureuse, qui ne pousse pas un cri, qui n’exhale pas une plainte.

— Adieu, leur cria-t-elle quand tout fut fini. Si vous pouvez attaquer dans quinze soleils, à telle heure, je vous réponds que vous aurez moins d’ennemis à combattre que par le passé.

Elle s’élance, elle s’éloigne, et se dirige couverte de sang vers les Païkicé, campés à peu de distance, attendant la lutte du lendemain. Dès qu’elle aperçoit leurs feux, elle se précipite à grands cris, les tient en haleine d’une alerte, et tombe aux pieds du chef en poussant des gémissements de douleur.

On s’empresse, on l’entoure, on l’interroge, et l’astucieuse Tupinamba leur dit alors d’une voix entrecoupée que les chefs de sa tribu ont voulu la tuer parce qu’elle faisait des vœux pour le succès des armes des Païkicé ; qu’après avoir courageusement résisté à leurs menaces, elle s’est vue attachée à un poteau, qu’on a commencé à lui faire subir les tourments réservés aux prisonniers ennemis ; puis que, dans l’attente de leur joie du lendemain, ils se sont endormis, et que, profitant de leur sommeil, elle s’est échappée et est venue chercher un asile chez ceux pour qui étaient ses vœux les plus ardents.

À l’aspect des blessures de cette femme, dont quelques-unes sont très-profondes, les Païkicé ne doutent pas de la vérité du récit qui leur est fait, et donnent les soins les plus empressés à celle qui a tant souffert pour eux. Bientôt elle partage les travaux de tous. C’est elle qui, prévoyante,