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voyage autour du monde.

veille autour du camp avec le plus d’activité ; c’est elle qui s’est chargée de jeter le premier cri d’alarme. Un chef en fait son épouse, et celle-ci semble s’attacher à lui par les liens de l’amour et de la reconnaissance… Mais une nuit, le camp est dans l’agitation, les principaux chefs se réveillent sous les atteintes des douleurs les plus aiguës ; ils s’agitent, se roulent, se tordent ; ils sont dans des convulsions horribles ; et lorsque, bien sure de l’efficacité du poison qu’elle a distribué, la jeune Tupinamba peut compter ses victimes, elle bondit, s’éloigne, pousse un grand cri répété par les échos de la forêt voisine, et les Païkicé, surpris dans leur agonie, sont achevés par les Tupinambas, prévenus de l’heure et du jour du massacre.

Espérons, pour le bonheur de l’humanité, que ces races cruelles se détruiront bientôt les unes par les autres, et que, comme l’hyène et le tigre, elles disparaîtront un jour de la terre.

Au lieu de mettre directement le cap sur Table-Bay, pointe méridionale d’Afrique, nous allâmes chercher par une plus haute latitude les vents variables, et nous laissâmes à notre gauche le Rocher-Sacré, l’île de lave et de grands souvenirs, la vallée silencieuse où s’est éteinte la plus belle étoile qui ait jamais brillé au firmament. — Salut à Sainte-Hélène ! Salut aux trois saules qui pleurent sur le mort immortel cadenassé dans sa bière de fer !

Nos pensées devinrent tristes et sombres : nous reportions nos regards vers ce passé glorieux si profondément gravé sur tant de gigantesques monuments, lorsqu’un bien douloureux spectacle vint encore nous frapper dans nos affections.

Le récit de nos malheurs en est le baume le plus efficace, et il y a toujours des consolations dans les larmes.

De tous les officiers de la corvette, Théodore Laborde était sans contredit le plus aimé et le plus heureux ; il comptait embrasser bientôt sa famille, qui l’attendait impatiente à l’île Maurice. Jeune, expérimenté, intrépide, il avait joué un beau rôle au glorieux combat d’Ouessant et à celui de la baie de Tamatave, où la marine française soutint dignement l’honneur de son pavillon.

Laborde commandait le quart. La barre s’engagea ; il ordonna une manœuvre ; en se baissant vers le faux-pont, un vaisseau se rompit dans sa poitrine. Le lendemain, après notre déjeuner, il vomit du sang en abondance ; il se leva et nous dit d’une voix solennelle : — À huit jours d’ici, mes amis, je vous convie à mes funérailles.

L’infortuné avait lu dans les décrets de Dieu.

— Oh ! cela est bien horrible, nous dit-il après les premiers symptômes ; oh ! cela est bien horrible de mourir, alors qu’il y a devant soi une carrière de périls et de gloire ! Et puis, ajoutait-il en nous tendant une main frémissante, on a des amis qu’on regrette, une famille qu’on pleure,