Aller au contenu

Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/166

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
116
souvenirs d’un aveugle.

et la mort vient vous saisir ! N’est-ce pas, n’est-ce pas que vous parlerez de moi quelque temps encore ? Promettez-le-moi, mes bons camarades, la tendresse est consolatrice, et j’ai besoin de consolation, moi ! Mon pauvre père, qui m’attend là, là tout près, dites-lui combien je l’aimais… Merci, docteur, merci… demain… demain… rien ne me réveillera… Si je me retourne, je meurs à l’instant… et tenez, je souffre trop, je veux en finir… adieu, adieu, mes amis !…

Il se retourna et vécut encore un quart d’heure, pendant lequel il nous appela tous près de lui. — Le soleil levant frappa d’un vif rayon le sabord qui s’ouvrait près de la tête de Laborde.

— C’est le coup de canon, dit-il en fermant ses rideaux.

Le lendemain, les vergues du navire étaient en pantenne, une planche humide débordait le bastingage, le silence de la douleur régnait sur le pont ; l’abbé de Quélen fit tomber une courte prière sur la toile à voile qui enveloppait un cadavre, et le navire se trouva délesté d’un homme de bien et d’un homme de cœur…

Après une quarantaine de jours d’une navigation monotone, sans calmes ni tempêtes, la houle devint creuse et lente ; de monstrueuses baleines lançaient à l’air leurs jets rapides, et les observations astronomiques, d’accord avec celles des matelots, qui n’étudient la marches des navires que sur les flots, nous placèrent en vue du cap de Bonne-Espérance. Là-bas l’Amérique, ici l’Afrique, et tout cela sans transition ! C’est ainsi que j’aime les voyages.

Voici la terre, vers laquelle la houle nous a poussés pendant la nuit. Quel contraste, grand Dieu ! Au Brésil, des eaux riantes et poissonneuses ; ici des flots plombés et mornes ; en Amérique, des forêts immenses, éternelles, toujours de la verdure : en Afrique, des masses énormes de rochers creusés et déchirés par une lame sans cesse turbulente, et point de verdure à ces rocs, point de végétation au loin ; c’est un chaos immense de débris et de laves qui se dessinent à l’œil en fantômes menaçants ; au Brésil, partout la vie ; au cap de Bonne-Espérance, partout la mort. À la bonne heure, voilà comme j’aime les voyages !

Oh ! que le Camoëns a poétiquement placé son terrible épisode d’Adamastor sur un de ces mornes muets, au pied desquels gisent tant de cadavres de navires pulvérisés ! Que de cris ils ont étouffés, que d’agonies ils ont vues depuis que Vasco de Gama a baptisé cette pointe d’Afrique le cap des Tempêtes !

Une heure après le lever du soleil, la brise souffla fraîche et soutenue. Nous cinglâmes vers Table-Bay, et nous laissâmes tomber l’ancre au milieu de la rade, sur un fond de roches et de coquillages brisés. Mes crayons et mes pinceaux n’avaient pas été oisifs, et mes cartons et mes souvenirs s’étaient déjà enrichis de motifs de paysages mâles et gigantesques.

À mesure que j’avance dans ces graves et périlleuses excursions, j’é-