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voyage autour du monde.

prouve le besoin de me recueillir, je me tiens en garde contre cette ardente imagination dont le ciel m’a doté si funestement, et je lui fais une guerre de tous les instants pour la courber sous le joug de la froide raison. Le poëte est inhabile aux courses scientifiques ; en fait de voyages, rien n’est pauvre comme la richesse, et l’écrivain doit s’effacer des tableaux qu’il a mission de dérouler aux yeux. Si le portrait moral du voyageur était en tête du livre qu’il publie, il deviendrait alors aisé de discerner la vérité du mensonge, et l’histoire des pays et des peuples serait plus précise et plus tranchée. Moi, je demande grâce pour mon style, mais je n’en veux point pour l’exactitude des faits : j’écris avec mes yeux d’autrefois et non avec mon imagination présente. Je veux qu’on me croie et non pas qu’on me loue. Mais l’enthousiasme est quelquefois permis à l’observateur ; il est telle scène si grande, si dramatique, que le cœur et la raison se mettent d’accord pour sentir et peindre ; si la vérité semble sortir de la règle commune, c’est que le lecteur ne la voit pas, lui, du point où le narrateur est placé.

Nous voici au centre de la rade du Cap, et je vous défie de rester froid en face de ce grave et sauvage panorama qui se déploie à l’œil effrayé. Là, à droite, des masses gigantesques de laves noires, nues, découpées d’une manière si bizarre qu’on dirait que la nature morte de cette partie de l’Afrique s’est efforcée de prendre les formes de la nature vivante qui bondit dans ces déserts. C’est la Croupe-du-Lion, sur laquelle flotte le pavillon dominateur de la Grande-Bretagne ; puis le sol, s’abaissant petit à petit, se redresse tout à coup et forme ce plateau large, uni, régulier, qu’on a si bien nommé la Table, du haut de laquelle les vents se précipitent avec rage vers l’Océan, qu’ils soulèvent et refoulent, lui enlevant comme des flocons d’écume les imprudents navires qui lui avaient confié leur fortune. « La nappe est mise, » disent les marins sitôt que des nuages arrondis, partant de la Tête-du-Diable, opposée à la Croupe-du-Lion, se heurtent, se brisent, se séparent, se rejoignent sur le sommet du plateau. « La nappe est mise ! coupe les câbles et au large !… » Efforts inutiles ! il faut des victimes à l’ouragan, et lorsque, sur dix navires à l’ancre, un seul peut se sauver, c’est que le ciel a été généreux, c’est que la tempête a voulu qu’une voix portât au loin des nouvelles du désastre.

La Tête-du-Diable est séparée du plateau principal par une embrasure haute et étroite d’où s’élancent les rafales meurtrières, heurtées par les pitons plus rapprochés qu’elles ont déchirés dans leur course.

Jugez des phénomènes météorologiques dont cette rade de malheur est le théâtre ! J’ai vu deux navires, l’un entrant, l’autre sortant, presque vergue contre vergue, courir tous les deux vent arrière[1] ! — Quel choc ! quel désordre ! quel fracas au moment où ces deux vents impétueux viennent à se heurter, à se combattre, à se disputer l’espace ! À gauche de la

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