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souvenirs d’un aveugle.

Tête-du-Diable, le terrain se nivelle, se plonge dans les solitudes africaines, décrit une vaste courbe vers la rivière des Éléphants, et, à neuf lieues de là, se rapproche de la côte et se redresse encore pour la défendre contre les envahissements de l’Atlantique.

À égale distance à peu près de la Croupe-du-Lion et de la Tête-du-Diable, au pied même de la montagne de la Table, est bâtie la ville du Cap, fraîche, blanche, riante comme une cité qu’on achève et qu’on veut rendre coquette. Ce sont des terrasses devant les maisons, et des arbres au pied de des terrasses dont les dames font leur promenade de chaque jour ; ce sont des rues larges et tirées au cordeau, propres, aérées ; c’est partout un parfum de la Hollande, par qui fut bâtie cette colonie jadis si florissante, et qui a changé de maître par le droit de la guerre.

Sur la gauche de la ville et en face du débarcadère et d’une magnifique caserne, est un vaste et triste champ-de-mars, dont les pins inclinés presque jusqu’au sol attestent le fréquent passage de l’ouragan. Cela est douloureux à voir.

Plusieurs forts, tous bien situés, défendent la ville, mieux protégée encore par la difficulté des atterrissages. En temps de paix, la garnison est de quatre mille hommes ; en temps de guerre, elle est proportionnée aux craintes qu’on éprouve. Mais ce n’est pas de l’Europe que partira le coup de canon qui arrachera la colonie aux Anglais : c’est de l’intérieur des terres, c’est du pays guerrier des Cafres et des autres peuplades intrépides qui ceignent comme d’un vaste réseau la ville et les propriétés des planteurs, sans cesse envahies et saccagées. Il y a là dans l’avenir un jour de terreur et de deuil pour l’Angleterre.

Je ne suis point de ceux qui, en arrivant dans un pays curieux à étudier, se hâtent de demander ce qu’il y a de remarquable à voir et s’y précipitent avec ardeur. Ce que j’aime surtout dans ces courses lointaines, c’est ce que les esprits superficiels dédaignent, ce que le petit nombre choisit de préférence pour le lieu de ses méditations : ce n’est pas l’Europe que je viens chercher au sud de l’Afrique.

Une montagne aride et sauvage est là sur ma tête ; elle aura ma première visite. Qui sait si demain l’ouragan qu’elle vomira ne nous forcera point à une fuite précipitée ? Escaladons la Table avant que la rafale ait mis la nappe.

Les chemins qui, par une pente insensible, conduisent à travers champs jusqu’au roc, sont coupés de petites rigoles où une eau limpide coule avec assez d’abondance ; mais ici toute végétation s’efface et meurt ; la montagne est rapide dès sa base, et l’étroit sentier qui garde, presque imperceptible, la trace des explorateurs, se perd bientôt au milieu d’un chaos de roches osseuses qui disent les dangers à courir. Je comprends toute indécision avant la lutte ; mais une fois en présence du péril, rien ne me ferait faire volte-face. J’avais un excellent fusil à deux coups, deux pistolets,