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voyage autour du monde.

un sabre, plus une gibecière, un calepin et mes crayons. C’était assez pour ma défense : qui sait si les tigres et les Cafres ne reculeraient pas en présence des mauvais croquis d’un artiste d’occasion ? mais, à tout hasard, je m’adresserai d’abord à mon briquet et à mes autres armes : ce sont, je crois, de plus sûrs auxiliaires.

La route devenait ardue au milieu de ces réflexions que je faisais souvent à haute voix, et un soleil brûlant épuisait mes forces sans lasser mon courage.

J’escaladais toujours le rapide plateau, et je faisais de fréquentes haltes derrière quelques roches, car peu m’importait d’arriver tard au sommet pourvu que j’y pusse arriver. La chaleur était accablante, le thermomètre de Réaumur, au nord, à l’ombre et sans réfraction, marquait trente degrés sept dixièmes ; et, dans mon imprévoyance, je n’avais emporté qu’une gourde pleine d’eau, que j’avais déjà vidée, sans que le murmure d’un ruisseau me donnât l’espoir de la remplir de nouveau. Mais je n’étais pas homme à m’arrêter devant un seul obstacle, et je grimpais haletant et épuisé.

À peu près aux deux tiers de la route, dans un moment d’inaction et de repos, un éboulement se fit entendre près de moi. J’écoutai inquiet ; un second éboulement suivit de près le premier, puis un troisième à égale distance. Point de souffle dans l’air, la nature avait le calme de la mort, et je dus comprendre que, tigre ou nègre marron, il y avait à ma portée un ennemi à combattre. J’armai mon fusil, dans lequel j’avais glissé deux balles, et je me tins prudemment dans l’espèce de gîte que je m’étais donné ; mais, presque honteux de ma prudence, je tournai doucement le rocher protecteur, et j’avançai la tête pour voir de quel côté venait le danger.

— Au large ! me cria une voix qu’on cherchait à rendre sonore ; au large, ou vous êtes mort !…

Un homme, en effet, m’avait mis en joue, mais un de ces hommes qu’on juge, au premier coup d’œil, ne pas être fort redoutables, un de ces ennemis qui ne demandent pas mieux que de vous tendre la main.

— Au large, vous-même ! lui répliquai-je en lui présentant un de mes pistolets ; que me voulez-vous ?

— Rien.

— Je m’en étais douté.

Et nous fîmes tranquillement quelques pas pour nous rapprocher.

Il avait un singulier costume de voyage, ma foi ! Un tout petit chapeau de feutre fin et coquettement brossé se posait légèrement sur une de ses oreilles ; son cou laissait tomber avec grâce une cravate de soie nouée à la Colin. Un habit bleu de Staub ou de Laffitte, tout neuf et tout pointu, selon la mode du temps ; un gilet chamois, des gants jaunes et propres, un pantalon de poil de chèvre, de fins escarpins de Sakoski et des bas de soie, complétaient sa mise. On eût dit un fashionable de Tortoni de retour