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souvenirs d’un aveugle.

d’une promenade au bois dans son léger tilbury, et je riais de son élégance en même temps qu’il riait, lui de l’étrangeté de mes vêtements autrement façonnés. De gros souliers, des chaussettes, un large pantalon de toile, un chemise bleue, une veste, point de bretelles, point de cravate ni de gants, un immense chapeau de paille et mes armes, voilà l’homme en présence duquel se trouvait mon rude antagoniste. Ajoutez à cela que sa voix était faible et sa figure délicate et rosée ; moi j’ai l’organe assez dur et le teint au niveau de mon organe.

Après ces premières investigations muettes, notre conversation continua, et je repris le premier la parole.

— Savez-vous que vous m’avez fait presque peur ?

— Savez-vous que vous m’avez fait peur tout à fait ?

— Êtes-vous rassuré maintenant ?

— Mais oui ; et vous ?

— Moi ? pas encore ; vous êtes effrayant ?

Et je partis d’un grand éclat de rire.

— Où allez-vous donc si joliment vêtu ? lui dis-je après m’être assis presque à ses pieds.

— Ici, monsieur, on ne peut aller qu’en haut ou en bas ; je vais en haut.

— Et moi aussi, en route !

Je pris son bras, et nous nous aidâmes dans notre laborieuse excursion.

Le brick qui l’avait conduit au Cap venait de mouiller en pleine rade le matin. Il était commandé par le capitaine Huzard et allait faire voile sous peu de jours pour Calcutta. Là se bornèrent d’abord les confidences de mon compagnon de voyage, qui entrecoupait son récit par de profonds soupirs et des cris de douleur que lui arrachaient les pointes aiguës des rochers.

— Eh ! monsieur, l’on ne se met pas en marche pour un pareil voyage avec une chaussure de bal, lui disais-je à chacune de ses lamentations ; vous deviez vous douter que la montagne de la Table n’avait ni tapis moelleux ni dalles polies ; vous allez sans doute à Calcutta pour vous faire traiter de la folie ?

— J’y vais comme naturaliste, me répondit-il, et j’y suis envoyé par le roi.

Cependant nous avancions toujours et les difficultés devenaient plus grandes ; mon compagnon de voyage me demandait souvent grâce, et d’une voix souffreteuse me suppliait de ne pas l’abandonner.

— Allons, courage ! lui criais-je quand je l’avais devancé ; courage, courage ! nous arrivons !

— Voilà deux heures que vous m’en dites autant.

— Courage ! m’y voici !

Quelques instants après, nous fûmes deux sur le plateau ; le premier, essoufflé, brisé, mais debout ; le second étendu, sur le pic et à demi mort.