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voyage autour du monde.

Rien au monde n’est imposant comme le tableau sur lequel on plane alors. Tout ce que la nature a de grave, de majestueux, de poétique, de terrible, est là, sous vos pieds, à vos côtés, autour de vous ; la mer et ses navires, une ville et ses brillants édifices, des montagnes rudes et sauvages, et des déserts immenses où l’œil plonge dans un lointain sans bornes. Nous nous plaçâmes debout sur la pierre la plus élevée du plateau, appelée tombeau chinois, et, fiers de notre conquête, nous retrouvâmes en nous asseyant une gaieté qui nous avait souvent fait défaut dans la lutte.

— Je ne sais pourquoi, monsieur, me dit mon nouvel ami, vous ne m’avez pas encore dit votre nom.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit le vôtre ?

— J’attendais votre confidence, et pourtant je crois n’en avoir pas besoin.

— Comment cela ?

— Il me semble que je vous ai vu, que je vous connais.

— Ma foi, je faisais à l’instant même, et en vous regardant, une réflexion semblable à la vôtre.

— Venez-vous de Paris ?

— Oui, et je fais le tour du monde sur l’Uranie.

— N’avez-vous pas dîné, quelques jours avant votre départ, chez M. Cuvier ?

— Oui.

— Vous étiez presque chez moi, je suis le fils de sa femme.

— Monsieur Duvauchel !

— Monsieur Arago !

Et nous nous embrassâmes en frères.

— Maintenant que nous pouvons nous tutoyer, nous allons manger un morceau.

— J’allais vous le proposer.

— Je me meurs de faim.

— Et moi donc !

— Et si un lion ou un tigre vient nous déranger ?

— Nous l’inviterons.

— Il n’acceptera pas.

— Voyons, ouvrez votre gibecière, poursuivis-je.

— Et vous la vôtre ; qu’avez-vous ?

— Hélas ! il ne me reste qu’un biscuit.

— Et à moi une pomme.

— Partageons.

Ainsi fut fait.

— Avez-vous au moins un peu de vin ?

— Pas une goutte. Et vous, avez-vous de l’eau ?