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voyage autour du monde.

Nous campâmes cette nuit près d’une large mare d’eau stagnante, attendant tranquillement le retour du jour. Le matin nous eûmes une alerte qui nous tint tous en éveil ; mais M. Rouvière jeta un coup d’œil scrutateur sur les buffles immobiles et nous rassura.

— Il n’y a là ni tigre ni lion, nous dit-il ; les buffles le savent bien ; le bruit que vous venez d’entendre est celui de quelque éboulement, de quelque chute d’arbre dans la forêt voisine, ou d’un météore qui vient d’éclater… En route !

Le troisième jour, nous étions à table chez M. Anderson, quand un esclave hottentot accourut pour nous prévenir qu’il avait entendu le rugissement du lion.

— Qu’il soit le bienvenu, dit Rouvière en souriant. Aux armes ! mes amis ; qu’on attelle, et que mes ordres soient exécutés de point en point.

D’autres esclaves effrayés vinrent confirmer le dire du premier, et malgré les prières de M. Anderson, qui refusa de nous accompagner, nous nous mîmes en marche vers un bois où M. Rouvière pensait que se reposait la bête féroce. Plusieurs esclaves du planteur s’étaient volontairement joints à notre petite caravane, et, connaissant les environs, ils furent chargés de tourner le bois et de pousser, si faire se pouvait, l’ennemi en plaine ouverte. Nous fîmes halte à une clairière bordée par le bois d’un côté, et de l’autre par de rudes aspérités, de sorte que nous étions enfermés comme dans un cirque.

— Il est entendu, mes amis, que seul je commande, que seul je dois être obéi ; sans cela pas un de nous peut-être ne reverra le Cap, nous dit M. Rouvière en se pinçant de temps à autre les lèvres et en relevant sa chevelure. L’ennemi n’est pas loin. Là les buffles et le chariot ; ici, vous sur un seul rang ; derrière, les Hottentots avec des fusils de rechange et les munitions pour charger les armes. Moi, à votre front, en avant de vous tous. Mais, au nom du ciel, ne venez pas à mon secours si vous me voyez en péril ; restez unis, coude à coude, ou vous êtes morts… Silence !… j’ai entendu !… Et puis, voyez maintenant nos pauvres buffles !

En effet, au cri lointain qui venait de retentir, les animaux conducteurs s’étaient pour ainsi dire blottis les uns dans les autres, mais la tête au centre, comme pour ne pas voir le danger qui venait les chercher.

— Ah ! ah ! fit Rouvière en se frottant les mains, le visiteur se hâte. Il faut le fêter en bon voisin…

Un second cri plus rapproché se fit bientôt entendre.

— Diable ! diable ! poursuivit notre intrépide chef, il va vite, il est fort, il sera bientôt là… Je vous l’ai dit. Salut !

M. Rouvière était admirable de sagacité et d’énergie. Le lion venait de débusquer du bois, et à notre aspect il s’arrêta, puis il s’approcha à pas lents, sembla réfléchir et se coucha.