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souvenirs d’un aveugle.

— Il sait son métier, poursuivit le brave boulanger ; il a combattu plus d’une fois : allons à lui pour le forcer à se tenir debout ; mais suivez-moi, et côte à côte.

Le lion se leva alors et fit aussi quelques pas pour venir à notre rencontre.

— Visez bien, camarades, nous dit Rouvière un genou à terre, visez bien, et au commandement de trois, feu !… Attention… une, deux, trois !…

Nous suivîmes ponctuellement les ordres de notre chef. Une décharge générale eut lieu, et nous saisîmes d’autres armes des mains de nos esclaves. Le lion avait fait un bond terrible, presque sur place, et des flocons de poil avaient volé en l’air.

— Comme c’est dur à tuer ! nous dit Rouvière ; voyez, il ne tombera pas, le gredin !

Mais la bête féroce poussait des rugissements brefs et entrecoupés de longs soupirs, sa queue battait ses flancs avec une violence extrême, sa langue rouge passait et repassait sur les longues soies de sa face ridée, et deux prunelles fauves et ardentes roulaient dans leur orbite. Pas un de nous ne soufflait mot, mais pas un de nous ne perdait de vue le redoutable ennemi qui en avait vingt-cinq à combattre…

— N’est-ce pas, disait tout bas M. Rouvière en tournant rapidement la tête vers nous comme pour juger de notre émotion, n’est-ce pas que le cœur bat vite ! du courage ! nous en viendrons à bout.

Mais le sang du lion coulait en abondance et rougissait la terre autour de lui.

— Allons ! allons ! continua tout bas l’intrépide Rouvière, une nouvelle décharge générale ; et, s’il se peut, que tous les coups portent à la tête ou près de la tête.

Nous allions faire feu quand le fusil d’un des tireurs tomba. Celui-ci se baissa pour le ramasser, et laissa voir derrière lui la poitrine nue d’un Hottentot. À cet aspect, le redoutable lion se redresse comme frappé de vertige, ses naseaux s’ouvrent et se referment avec rapidité ; il s’allonge, se replie sur lui-même, tourne sa monstrueuse tête à droite, à gauche, pour chercher à voir encore la proie qu’il veut, qu’il lui faut, qu’il aura.

— Il y a là un homme perdu, murmura Rouvière.

— Moi mort, dit le Hottentot.

En effet, le lion prend de l’élan, et, encadré dans son épaisse crinière, il se précipite comme un trait, passe sur Rouvière accroupi, renverse sept à huit chasseurs, s’empare du malheureux Hottentot, l’enlève, le porte à dix pas de là, le tient sous sa puissante griffe, il semble pourtant délibérer encore s’il lui fera grâce ou s’il le broiera.

Nous avions fait volte-face.