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voyage autour dur du monde.

— Êtes-vous prêts ? dit Rouvière, qui avait repris son poste en avant du peloton.

— Oui.

— Feu, mes amis !…

Le lion tomba et se releva presque au même instant. Il passait et repassait sur le Hottentot comme fait un chat jouant avec une souris. Rouvière s’approcha seul alors, et dit à l’infortunée victime : Ne bouge pas !

Et, presque à bout portant, il déchargea sur la tête du lion ses deux pistolets à la fois. Celui-ci poussa un horrible rugissement, ouvrit sa gueule ensanglantée, et fit craquer sous ses dents la poitrine du Hottentot… Quelques minutes après, deux cadavres gisaient là l’un sur l’autre.

— Vous ne me semblez pas très-rassurés, nous dit Rouvière d’un ton dégagé, et je le comprends. Ce n’est pas chose aisée que de venir à bout de pareils adversaires. Je m’estime bien heureux que nous n’ayons à regretter qu’un seul homme.

Il en est de ces luttes avec un lion comme des luttes avec les tempêtes : on serait au désespoir de n’en avoir pas été témoin une fois, mais on réfléchit longtemps avant de s’y exposer de nouveau.

Notre retour au Cap s’effectua sans nouvel incident, et M. Rouvière était le lendemain avant le jour sur le môle, se demandant où il irait se poster. Il n’avait pas dormi de la nuit, car son baromètre lui annonçait une tempête. Cependant il n’y eut point de désastre à déplorer, la bourrasque passa vite, et le noble Rouvière put se reposer la nuit suivante.

On se heurte çà et là dans le monde avec des hommes tellement privilégiés que tout ici-bas semble être façonné et créé pour leur servir de délassement, d’occupation ou de jouet. Rien ne les arrête, rien ne les étonne dans leur vol d’aigle, et les plus graves événements de la vie leur paraissent des revenants-bons tout simples, tout naturels, qui leur appartiennent exclusivement, et dont ils seraient piqués de ne pas jouir. Ce qui émeut la foule les trouve calmes, impassibles ; ils disent et croient qu’il a toujours quelque chose au-delà des plus terribles catastrophes, et ils se persuadent qu’ils sont déshonorés quand ils ne jouent pas le premier rôle dans un bouleversement. Ces hommes-là, voyez-vous, frapperaient du pied le Vésuve et l’Etna dans leurs désolantes irruptions, nouveaux Xerxès, ils fouetteraient la mer, et ils s’indignent de la puissance de l’ouragan qui les maîtrise ou du courroux de l’Océan qui les repousse. Le sang bout dans leurs veines, et, sans orgueil comme sans faiblesse, ils se figurent que la terre ne tremble que pour les éprouver, que l’éclair ne brille ou la foudre ne gronde que pour les vaincre. Cela n’est fait que pour moi ! voilà leur exclamation première à chaque péril qui vient les chercher ; aussi sont-ils toujours en mesure de résister au choc, aussi sont-ils constamment prêts à la défense. Étudiez ces natures d’acier et de lave alors que le sommeil