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souvenirs d’un aveugle.

les a subjuguées. C’est encore la vie qui les poursuit, la vie qui leur est réservée, cette vie incidentée qui fait de la vie une vie à part, cette vie qui déborde comme une lave et bonulonne comme le bitume du Cotopaxi ; vous diriez un criminel traqué par les remords, si vous ne découvriez avec plus d’attention quelque chose de grand, de calme sur leur large front, quelque chose de grave et de surhumain dans le battement fort et régulier de leurs artères : le crime a une autre allure, l’hyène a un autre sommeil.

Rouvière est un de ces hommes exceptionnels dont je viens de vous esquisser quelques traits moraux et physiques. On ne le connaîtrait pas qu’on s’arrêterait en le voyant passer, et pourtant, vous le savez déjà, c’est moins qu’un homme ordinaire par sa chétive charpente.

— Mais, lui dis-je un jour, irrité presque contre sa supériorité si peu vaniteuse, n’avez-vous jamais eu peur dans votre vie ?

— Si.

— À la bonne heure ! Cela vous est-il arrivé souvent ?

— Quelquefois.

— Quand, par exemple ?

— Quand la réflexion n’avait pas eu le temps de venir à mon aide. Tous, Sur cette terre, nous avons nos moments de bravoure et de lâcheté.

— Comment, vous avez été lâche, vous aussi ?

— Moi comme les autres.

— Oh ! contez-moi ça, je vous prie.

— Ce n’est pas long : j’étais allé dans une des plantations les plus éloignées de la ville, chez un de mes amis, qui, soit dit en passant, est le plus triste poltron que le ciel ait créé. Si la témérité est souvent une faute, la poltronnerie est toujours un malheur. Ne faites pas comme moi, vous succomberiez à la fatigue ; ne faites pas comme mon ami, la vie vous serait lourde et pénible. Je poursuis. Le planteur ne me voyait jamais sortir de son habitation, armé jusqu’aux dents, sans me dire : « Mon cher Rouvière, vous avez là des pistolets qui peuvent vous blesser ; soyez prudent. » Ce qui l’effrayait le plus était précisément ce qui devait le plus le rassurer. Mais le poltron est cousin germain du lâche… Ah ! pardon de mes digressions, j’achève. Un jour que je m’étais éloigné plus que d’habitude, j’entendis un bruit sourd et régulier sortir d’une espèce de grotte devant laquelle j’allais passer. C’était la respiration fétide d’une lionne, que ses courses de la journée avaient sans doute épuisée… Oh ! je vous l’avoue, je me conduisis comme je ne l’eusse pas fait si je m’étais donné le temps de réfléchir. Profitant du sommeil de la bête féroce, je la tuai en lui tirant à bout portant trois balles dans la tête. Elle ne bougea plus.

— Et vous appelez cela de la lâcheté ?

— Quel nom voulez-vous que je donne à mon attaque ? on prévient