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voyage autour dur du monde.

les gens, on les réveille avant de les frapper. Tuer un ennemi qui dort !

— Mais quand cet ennemi est une lionne !

— Vous avez beau me dire ce qu’on m’a souvent répété, je ne puis m’absoudre. Aussi peu s’en fallut que je ne terminasse là une vie encore forte, car, appelé par le bruit, un lion accourut de la forêt voisine, et, sans le secours inespéré qui m’arriva de l’habitation de mon ami, je ne vous conterais pas aujourd’hui ces petits détails d’une existence souvent beaucoup mieux remplie.

Si pendant mon séjour au Cap j’avais parlé de Rouvière à ce Marchais que je vous ai fait connaître, je suis sur qu’il y aurait eu entre ces deux hommes quelque défi à épouvanter la raison, quelque lutte où l’un des deux adversaires au moins eût succombé. Plus tard, lorsque je fis le portrait du colon à mon gabier, il me regarda d’une prunelle indignée, comme si j’avais voulu humilier son orgueil, et, se levant brusquement, il me dit avec sa rudesse accoutumée : J’espère bien que nous toucherons au Cap, et nous nous verrons alors lui et moi.

La roche sous-marine qui ouvrit notre belle corvette ne nous permit pas de relâcher une seconde fois à Table-Bay. Marchais en a toujours été pour ses regrets.

Nous partons dans quelques jours ; utilisons-les. Il y a une bibliothèque au Cap, et si l’on y trouve peu de livres, la faute en est aux rats qui les dévorent. Le bibliothécaire est, m’avait-on dit, un homme d’un grand poids ; en effet, il pèse au moins trois quintaux.

Le théâtre du Cap est un petit bijou pour l’exquise propreté et le mauvais goût. On y joue en général des traductions anglaises de nos pièces des boulevards. J’y ai vu représenter Jocrisse, chef de brigands, et la Main de fer ou l’Épouse criminelle. L’auteur à la mode, le Scribe de la colonie, est un nommé Ignace Boniface, qui sait tout au plus ce que c’est qu’un hémistiche, et qui probablement n’a jamais entendu parler d’hiatus.

Il n’y a pas au Cap d’église catholique, mais le temple luthérien est immense et d’une architecture sage et sévère à la fois. J’ai visité Constance. Les caves où la précieuse liqueur est gardée sont de véritables palais, et les foudres qui les renferment, sculptés admirablement par le ciseau d’artistes cafres et hottentots. Toute cette partie de la colonie est curieuse à voir et à étudier, quoiqu’il n’y ait pas de dangers à courir.

Le jardin de la Compagnie, si prôné par mes devanciers, est tout à fait indigne de la célébrité dont il jouit en Europe. La ménagerie seule est remarquable. Un admirable tigre royal, un lion gigantesque, un beau rhinocéros et quelques autruches en font toute la richesse. J’ai vu dans les allées du jardin un zèbre en liberté que les bambins montaient aisément et qui paraissait d’une docilité extrême. Ainsi donc, je peux donner un démenti aux naturalistes qui ont avancé que le zèbre était indomptable.