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voyage autour du monde.

traversée de quelques mille lieues jusqu’à l’ouest de la Nouvelle-Hollande, vous vous croisez les bras et les jambes ; puis encore vient l’Océan Pacifique, ainsi nommé sans doute par dérision ; puis le cap Horn et les glaces flottantes du pôle Austral ; puis Rio-de-la-Plata, et vous êtes chez vous, où vos amis vous attendent à table, vos frères au port, et votre vieille mère dans son village. Oh ! il y a bien là des malheurs rachetés. Mais Paris est si beau ! Mourez-y donc, et n’apprenez la vie que dans les livres.

Il est certain que l’Océan a ses moments de mauvaise humeur, que l’Afrique est bien brûlante, les îles Malaises bien périlleuses, la mer de Chine bien turbulente, le scorbut et la dyssenterie des visiteurs fort incommodes, la terre des Papous torréfiante, et celle de Feu très-froide. Il est encore avéré que des trombes[1] peuvent vous assaillir et vous faire tournoyer dans les airs ; que des roches sous-marines heurtent parfois la quille entr’ouverte du navire, et qu’alors… Mais toute chaise de poste courant bon train ne vous préserve pas d’une ornière profonde ou des fossés qui bordent la route ; il pleut souvent des tuiles et des cheminées dans les grandes cités, et, tout bien compensé, le sol de Paris et celui de Londres sont plus à craindre que les flots de l’Atlantique ou de l’Océan Indien. Allons ! allons ! en mer, mes bons amis ! Autant de fois on voit de peuples différents, autant de fois on est homme, et la mort ne court qu’après les poltrons.

Et le bonheur de raconter, l’estimez-vous si peu que vous ne veuilliez l’acheter par aucun sacrifice ? Hélas ! si une consolation arrive au cœur de l’aveugle, c’est surtout alors qu’il sait qu’on l’écoute ; je poursuis donc.

Les vents nord-est qui nous prirent en quittant la baie de la Table nous accompagnèrent au loin, et dans peu d’heures nous nous trouvâmes sur le Terrible banc des Aiguilles, témoin de tant de naufrages. La houle est monstrueuse, et dès que vous avez couru à l’est, vous vous apercevez sans trop d’expérience que vous entrez dans un nouvel océan, tant la lame devient large et majestueuse. Mais comme je n’ai pas entendu dire par un seul marin qu’on n’ait jamais doublé le Cap toutes voiles dehors, nous voilà, nous aussi, recevant par le travers du canal Mozambique la queue d’un ouragan qui nous force de courir à sec de voiles et nous chasse vers de hautes latitudes. La traversée fut courte cependant. Après une vingtaine de jours, nous vîmes pointer à l’horizon un cône rapide ; et bientôt après autour de lui, comme d’humbles tributaires, furent groupées d’autres cimes à l’aspect bizarre et varié. C’était l’Île-de-France.

Sitôt que la terre se dessina régulière et tranchée, nous braquâmes nos longues vues vers les points les plus élevés pour y chercher les souvenirs bien doux de nos premières lectures. Nous avions hâte de parcourir les sites poétiques illustrés par l’élégante plume de Bernardin de Saint-Pierre. Hélas ! chacun de nous resta bientôt triste et morne sur le pont,

  1. Voyez les notes à la fin du volumes.