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voyage autour du monde.

Un audacieux matelot a pourtant arboré le drapeau tricolore sur la tête du Pitterboth ; mais il faut pour y croire avoir été témoin de ces prodiges de persévérance et d’audace.

Il n avait pas un an encore que nous avions quitté Toulon, et je ne saurais dire l’impression de bonheur dont je fus frappé, lorsqu’en passant près du navire stationnaire nous entendîmes des paroles françaises arriver jusqu’à nous ; et c’est en effet un assez étrange spectacle que celui d’un pays où tout est français, les mœurs, le costume, les sentiments, quand surtout la Grande-Bretagne étale sur tous les forts son léopard dominateur. Par le traité de 1814, l’Île-de-France devint anglaise et s’appela Mauritius ; tandis que Bourbon, sa voisine, dont les Anglais s’étaient emparés quelques temps auparavant, nous fut rendue par eux. Dans tous les échanges le léopard sait se faire la part du lion.

On débarque entre le Trou-Fanfaron et la Tour-des-Blagueurs. On dirait une mauvaise plaisanterie ; ce dernier nom a été donné à une vieille bâtisse élevée sur une langue de terre qui s’avance dans le port, parce que les jeunes désœuvrés de l’île, alors qu’un navire allait entrer, s’y donnaient rendez-vous et s’y livraient à de folles causeries sur les qualités du vaisseau voyageur. J’ignore l’étymologie du bassin fermé appelé Trou-Fanfaron et servant aujourd’hui aux radoubs et aux carénages.

En face du débarcadère s’élève le palais du Gouvernement, bâtisse de bois noir, à trois corps de logis, resserrée, étroite, privée d’air et sans élégance. C’est une véritable cage a poules.

Je vous dirai plus tard ce que c’est que la ville nommée Port-Louis ; mais je débarque, et, selon mon habitude, je m’arme de mes crayons et je me prépare à parcourir dans la campagne les lieux dont les noms sont dans ma mémoire. Je ne prends jamais de guide, car le vrai plaisir de l’explorateur est dans ces courses sans but, au hasard, au travers des ravins, des sources, des torrents, ne demandant secours à personne, où l’on suit le cours d’un ruisseau qui passe, faisant descendre à coups de pierres de l’arbre qu’elles embellissent les jam-rosa aigrelettes, rafraîchissantes, les bananes si moelleuses suspendues en grappes sous les énormes parasols qui les abritent sans les étouffer, et l’ananas suave, et la goïave, et tous ces fruits délicieux des colonies qu’on n’aime d’abord que médiocrement, mais dont on ne peut bientôt se lasser. Voilà la vie errante qui me plaît et que j’ai adoptée dès mon départ, au profit de mes plaisirs et de mon instruction.

Cette fois, pourtant, je me vis forcé de renoncer à mes projets d’excursion, et voici comment : à peine étais-je descendu du canot et eus-je fait quelques pas sur le débarcadère, qu’un colon de fort bonne mine s’approcha de moi d’un air empressé et me salua.

— Monsieur fait partie sans doute de l’état-major de la corvette mouillée sur rade ?