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souvenirs d’un aveugle.

— Oui monsieur.

— Monsieur n’a pas de correspondant en ce pays ?

— Non, monsieur.

— Ni logement à terre ?

— Non, monsieur ; vous tenez, je le vois, hôtel garni et table d’hôte ?

— Presque.

— Je ne comprends pas.

— Je suis négociant, banquier de l’île : dès qu’un navire français arrive, je viens sur le port et je m’estime heureux quand on veut bien, sur mon invitation et sans cérémonie, accepter un dîner chez moi. Il y a longtemps sans doute que vous ne vous êtes assis à une table ; voulez-vous me faire le plaisir et l’honneur de venir prendre place à la mienne ?

— Cette exquise politesse me flatte, et j’y répondrais mal en refusant.

— En ce cas, voici un palanquin et des noirs à vos ordres.

— Si vous le permettez, j’aime mieux aller à pied.

— À la bonne heure, je vous offre mon bras.

— Que j’accepte.

Nous voilà donc en route, et je remarquais en traversant les rues et les bazars, que marchands à leurs comptoirs, cavaliers et piétons saluaient mon nouvel ami avec un empressement et un respect qui me donnèrent de lui une haute opinion.

— Votre ville me semble un peu triste, monsieur.

— Vous y arrivez dans un mauvais moment ; mais ne vous hâtez pas trop de la juger, monsieur Arago.

— Vous savez mon nom ?

— Un matelot l’a prononcé sur la cale, et ce nom est venu plusieurs fois jusqu’à nous.

— Le vôtre, je vous prie ?

— Il est né dans l’île et il y mourra à coup sûr : je m’appelle Tomy Pitot.

Nous arrivâmes.

— Soyez le bienvenu, me dit, en me tendant la main, un vieillard à figure pleine de bienveillance, nous allons nous mettre à table ; mais Tomy aurait dû ne pas vous amener seul.

— J’étais pressé de vous présenter ma conquête ; c’est M. Arago.

Dans un salon vaste, frais, élégant, orné de beaux tableaux à l’huile, au milieu d’une famille aimable de peintres, de littérateurs, de poëtes, s’échangeaient des saillies spirituelles avec une prodigalité ravissante, et puis de jeunes et fraîches dames et demoiselles, l’une au piano, l’autre à la harpe, une troisième chantait, et tout cela sans afféterie, sans ambition ; avec une gaieté, un laisser-aller, une sorte de bonhomie à effacer toute supériorité personnelle. Pour le coup j’oubliai mes courses aventureuses ; les bois, les rochers, les cascades, les précipices, eurent tort,