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voyage autour du monde.

et je me laissai doucement aller au charmes d’une soirée délicieuse qui se prolongea bien avant dans la nuit.

— Maintenant que la fatigue et le sommeil peuvent vous arriver, me dit M. Tomy, allez vous reposer. Tenez, voici un pavillon isolé, tranquille ; vous avez là, dans une armoire, un rechange du matin et du soir, un lit moelleux, un moustiquaire sans lequel vous ne pourriez dormir. Quand vous y viendrez, vous me rendrez service ; quand vous n’y viendrez pas, vous me fâcherez. Nous déjeunons à dix heures, nous dînons à six ; le soir il y a thé et concert ; on vous attendra tous les jours.

— Que de bontés à la fois !

— Vous êtes absurde : c’est de l’égoïsme, nous aimons tant à parler de la France ! Puis voulez-vous être servi par des hommes ou par des femmes !

— Cela m’est égal.

— Je vois que cela ne vous l’est pas ; je vais donner des ordres ; il est tard, bonne nuit ! Demain je vous présenterai à mes meilleurs amis, et vous verrez qu’il n’y a pas, comme on le dit, trois mille cinq cents lieues de Paris à l’Île-de-France.

Plus je voyage, plus les différence morales qui distinguent les hommes me semblent tranchées. Les nuances physiques échappent parfois à l’observateur ; mais les mœurs et les habitudes ne peuvent laisser aucun doute sur l’influence que le sol et le climat exercent sur l’espèce humaine.

Il y a, si j’ose parler ainsi, une grande sympathie entre le moral du créole et la richesse de cette végétation parfumée qui le presse et l’endort. Le créole est fier jusqu’à l’insolence, généreux jusqu’à la profusion, brave jusqu’à la témérité. Sa passion dominante c’est l’indépendance qu’il rêve à un âge où il peut à peine en comprendre le bonheur et les dangers. Cerclé, pour ainsi dire, dans les limites étroites de son île, il semble étouffer sous la brise qui le rafraîchit ; et cette mer immense qui le ceint de tous côtés lui paraît une insupportable barrière contre laquelle il est toujours prêt à se mutiner. Toutefois ne lui parlez pas avec dédain de ses belles plantations de café, de ses champs si gais de cannes à sucre, de cette ardente végétation tropicale dont il veut fuir les ombrages, car alors il vous dira que son amour à lui, c’est son île adorée ; que son culte, ses dieux, ses joies, ce sont ces cases sous ses allées de lataniers, ses esclaves au travail, ses noirs vigoureux et ruisselants le berçant avec des chants monotones sur la natte soyeuse de son palanquin. Un moment après, si vous lui rappelez les bienfaits et les tourbillons de l’Europe savante et civilisée, il soupire, dédaigne ce qui l’entoure, parle de son départ prochain, mais se hâte d’ajouter que le cœur n’est pour rien dans ses projets d’émigration, et que s’il s’éloigne pour quelques temps, c’est afin de mieux apprécier la terre féconde qu’il appelle seule sa patrie.