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voyage autour du monde.

amortir la douleur… Il s′irrite contre les refrains joyeux, et s′il ordonne aux esclaves qui le portent de chanter, c’est qu’il s′endort doucement à la monotonie des airs malgaches ou mozambiques.

Les créoles de l’Île-de-France et ceux de Bourbon sont les types les plus curieux à étudier, non pas tant par les vives couleurs qui en font des nations hors ligne que par les imperceptibles nuances qui les distinguent. À la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Domingue, on est trop rapproché de la métropole ; la France et l’Europe se reflètent pour ainsi dire dans leur savanes. Mais l’Île-de-France se présente à l’œil du physiologiste avec son caractère primitif ; et je ne fais, moi historien léger et frivole, qu′indiquer la route qu’auront à suivre de plus habiles explorateurs.

Une chose m′a toujours et péniblement frappé dans les colonies : c’est la profonde impassibilité du créole à ordonner une punition au noir qu′il a jugé coupable. Il le condamne à recevoir vingt-cinq ou trente coups de rotin, et cela avec le même flegme que s′il lui disait : Je suis content de toi. Puis, lorsque amarré à une grille le noir crie sous la latte, le créole n′entend pas la douleur et fume tranquillement son cigare.

À cela il me répond que ce que j′appelle cruauté, barbarie, c’est de l’humanité, de l’indulgence.

Chez vous, me disait un jour M. Pitot dont le nom m’est si doux à écrire, que feriez-vous à un domestique qui briserait une serrure et vous volerait du linge ou de l’argent ? Vous l’enverriez en prison : puis, le fait avéré, un jury le condamnerait, à six ans de réclusion ; et c’est, je crois, pour un pareil délit, le minimum de votre code. Ici, un noir brise un meuble et vole ; atroces dans nos vengeances, nous le recommandons au gardien de nos propriétés, qui le conduit au bazar public, pour l′exemple, ou dans une cour isolée lorsqu’il n’y a pas récidive ; on lui applique sur le derrière quarante ou cinquante coups de rotin, et tout est dit. La punition a duré un quart d′heure au plus.

— Cependant vous pouvez la faire durer plus longtemps et ordonner six cents coups au lieu de cinquante.

— Point ; nous punissons, mais nous ne tuons pas.

— C′est que j′ai vu un pays où l′on tuait les esclaves.

— L′Atlantique est large et nous sépare du Brésil ; et je ne vous dis pas tout, reprit M. Pitot et s′irritant par degré de l’opinion qu′on a chez nous de la brutalité des colons. Ces hommes, ces noirs qui excitent tant de sympathies, connaissez-vous leur mœurs, leur habitudes, les lois de leur pays dont le souvenir les accompagne dans l′esclavage ? Non sans doute, car ces noirs vous cesseriez de les plaindre dès qu’ils ont mis le pied sur notre île. Le noir qui travaille n′est esclave que pour un temps ; car ce qu’il fait en plus de la taxe imposée lui est compté en argent. Quand la masse est suffisante, il se rachète et devient libre. Tenez, hier encore