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souvenirs d’un aveugle.

un esclave âgé de cinquante ans, c’est-à-dire un vieillard est venu à moi :

— Maître, j’ai des piastres, je viens racheter un esclave.

— Qui donc ?

— Mon fils aîné.

— Pourquoi ne te rachètes-tu pas toi-même ?

— C’est que je suis vieux, que je ne travaillerai pas longtemps, que vous serez alors tenu de me nourrir et que mon fils libre viendra me soigner, si je suis malade. Puis, quand j’aurai gagné d’autres piastres, je rachèterai mon fils cadet et je mourrai entre mes deux enfants.

La tendresse paternelle du vieil esclave fut comprise de M. Pitot qui, pour le prix d’un seul, lui rendit ses deux enfants.

Il n’est pas de colonie au monde où les noirs soient traités avec plus de douceur et d’humanité. Vous les voyez dans les rues sauter, gambader, fredonner les bizarres refrains de leur pays, sans que les maîtres s’en fâchent ; et le samedi de chaque semaine est un jour consacré à la joie dans toutes les plantations comme dans tous les ateliers. Je vous dirai tout à l’heure, autant qu’il est possible de rappeler certaines scènes, ce qu’on nomme ici la chika, la chéga on le yampsé baptisée en France cachucha ; mais je ne pourrai le faire sans jeter un voile épais sur le tableau. Car s’il n’y a pas d’immoralité pour les acteurs dans ces danses si frénétiques où toutes les passions de l’âme sont figurées par le délire et les convulsions, nous y en trouvons, nous spectateurs impassibles qui savons apprécier les bienfaits de la civilisation.

Il est aisé de comprendre, d’après ce que j’ai dit, que les nègres marrons sont en petite quantité dans l’île, quoique sur plusieurs cimes élevées et difficiles ils pussent aisément se mettre à l’abri de toute recherche : mais la bonté et l’indulgence des maîtres sont, sans contredit, les plus sûrs garants de la fidélité des esclaves, qui savent fort bien que les bois et les montagnes ne leur donneraient ni une couche moins dure, ni une eau plus limpide, ni un maïs plus pur que ceux qu’ils reçoivent tous les jours dans leurs cases.

D’après un vieil usage qui avait acquis force de loi, un noir saisi marron recevait vingt-cinq coups de rotin ; en cas de récidive cinquante ; et, pour une troisième escapade, on lui en administrait cent ; jamais une punition n’allait au delà. Mais si un noir fugitif était arrêté par les soins d’un autre esclave, celui-ci recevait quatre piastres de récompense. Eh bien ! qu’arrivait-il ? Deux coquins s’entendant à merveille tiraient au sort pour savoir lequel des deux serait le déserteur ; quand le châtiment était reçu, ils partageaient l’argent, et pendant quelques jours les liqueurs fortes faisaient oublier l’esclavage et les steppes africaines ou mozambiques.

À propos des punitions infligées aux noirs, il faut que je vous dise une aventure assez singulière dont le héros est un gouverneur de l’île.