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voyage autour du monde.

Il arriva ici avec les saintes et louables idées d’égalité et de philantropie que tout Européen apporte dans les colonies, et que presque tous répudient peu de temps après. À peine installé dans son palais, il fit appeler auprès de lui ce même M. Pitot dont je vous ai déjà parlé, et qu’on lui avait désigné comme le citoyen le plus recommandable du pays. Voici la conversation qu’ils eurent ensemble, et que mon ami Pitot me conta plus tard.

— Votre île est bien petite, monsieur.

— Elle renferme pourtant encore des terrains à défricher.

— Nous y veillerons. Vos maisons en bois me semblent bien dangereuses pour les incendies.

— Celles en pierres nous écraseraient dans leur chute à chaque ouragan.

— Nous y veillerons. Je suis singulièrement étonné qu’il n’y ait pas chez vous plus de révoltes d’esclaves.

— Nous tâchons de les rendre heureux.

— On m’a assuré qu’un grand nombre de noirs mouraient ici chaque année sous le fouet.

— Il n’en meurt pas un seul ; j’en ai douze cents dans mes diverses habitations, et tous rient, chantent, vivent et oublient leur Afrique si sauvage.

— Nous y veillerons. Cependant je ne veux plus qu’on donne, ainsi que cela s’est fait jusqu’à ce jour, huit cents coups de lanière aux esclaves coupables de quelque légère faute ; je sais que la plupart des colons en font même infliger mille et quelquefois plus encore. À l’avenir on se contentera de quatre cents coups, et je vais rendre un arrêté sévère à cet égard.

— Général, vous allez occasionner une révolte.

— Nous y veillerons.

— Les noirs n’y consentiront jamais ; ils vont tous se sauver dans les bois.

— Ils aiment donc bien à être déchirés ?

— Mais, général, la punition d’un noir coupable d’une grande faute ne va jamais au-delà de cent coups de rotin.

— Cent coups ?

— Oui, général.

— Allons donc !

— Je vous dis la vérité.

— Et ces coquins crient, et ces brigands osent se plaindre ! murmurer ! Scélérats, nous y veillerons !… Au surplus, je vous remercie, monsieur Pitot, des utiles renseignements que vous m’avez donnés ; mais demain, après une expérience que je médite, je vous ferai savoir le parti auquel je m’arrêterai concernant le code pénitentiaire des esclaves.