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souvenirs d’un aveugle.

Le lendemain, en effet, M. le gouverneur fit venir quatre noirs dans sa chambre à coucher, et leur dit :

— L’un de vous a-t-il jamais été chargé de fouetter un esclave ?

Tous à la fois répondirent : — Moi !

— Tu es, je crois, le plus fort, dit-il à celui de droite ; or, voici ce que je veux, ce que j’ordonne, sous peine du fouet jusqu’à la mort. Vous allez m’attacher là, au pied du lit, avec cette corde, vous allez m’attacher sans que je puisse me délier, puis vous m’administrerez, comme vous le feriez à un noir coupable, quinze coups de rotins. Est-ce bien entendu ?

— Mais, monseigneur…

— Si vous ajoutez un mot, je vous fais étriller de la bonne manière, et quand une fois vous m’aurez bien amarré et que la punition sera commencée, gardez-vous d’écouter mes prières, de vous arrêter avant les quinze coups expirés, ou je vous tiens dans un cachot pendant six mois.

Force fut aux esclaves d’obéir. Le général fortement noué au pied de son lit, le rotin commença son office. Au premier coup, il poussa un cri horrible, au second il chercha à rompre ses liens, au troisième, il menaça de la mort l’esclave vigoureux qui pourtant n’avait pas trop rudement appuyé, mais qui se rappelait la menace qu’on lui avait faite. Le pauvre général gémissait, jurait, hurlait, disait qu’il ferait décapiter les quatre esclaves, qu’il mettrait le feu à la ville : il reçut les quinze coups de rotin, ni plus ni moins, et à peine fut-il délié qu’il tomba sur le carreau.

— Moi pourtant pas frappé trop fort, lui dit le noir.

— Comment, bourreau, frappes-tu donc ?

— Si maître l’ordonne encore, il va voir.

— Non, de par Dieu ! j’en ai assez comme ça.

Et deux jours après, dès qu’il lui fut possible de s’asseoir, il écrivit à M. Pitot un petit billet ainsi conçu :

« Vous aviez raison, monsieur, cinquante coups de rotins sont une punition horrible, puisque quinze seulement m’empêcheront de monter à cheval pendant une semaine au moins. Les Parisiens vous calomnient ; vous valez mieux qu’eux. »

Lorsque nous arrivâmes à l’Île-de-France, trois fléaux venaient de la ravager, un incendie, un coup de vent, un gouverneur. En une seule nuit, quinze cent dix-sept maisons du quartier le plus beau et le plus riche devinrent la proie des flammes. Des magasins immenses, de magnifiques collections d’histoire naturelle de tous les pays du globe, la plus belle bibliothèque de l’Inde, de grands et vastes hôtels, plusieurs études de notaires, tout fut anéanti en quelques heures. Mais, dussent encore certains journaux anglais donner un démenti à mes véridiques paroles, je dois affirmer qu’au milieu du désordre général on vit des soldats de la garnison, sous les ordres de leurs chefs, s’opposer à l’élan généreux de la