Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
152
souvenirs d’un aveugle.

— Il ne l’est plus ; mais sa liberté lui coûte cher. Il me connaît : peut-être ne nous fuira-t-il pas.

En nous apercevant, le noir voulut rentrer dans sa case ; mais M. Liénard lui fit un signe amical, et sans hésiter alors il se jeta à l’eau et vint nous saluer ; puis, satisfait d’avoir rempli un devoir de reconnaissance envers notre guide, qui, à une époque peu éloignée, s’était montré généreux à son égard, il nous quitta et regagna son rocher solitaire.

L’homme qui venait de passer devant nous paraissait avoir de quarante-cinq à cinquante ans ; il était maigre, mais nerveux ; son bras gauche avait été coupé au-dessus du coude ; ses cheveux étaient noirs, mais non crépus, il avait les traits d’un Maure et non pas d’un nègre ; on lisait dans son regard de l’indépendance et du mépris, et l’on devinait aisément qu’il avait dû passer par de rudes épreuves. J’étais impatient de connaître son histoire, car il y a des êtres privilégiés qui de prime abord semblent commander l’intérêt et appeler à eux toutes les sympathies.

— Je vous écoute, dis-je à M. Liénard.

— La vie de cet homme est fabuleuse. Zambalah fut fait prisonnier au Sénégal il y a quelques années, et voici comment. Un navire portugais qui faisait la traite des noirs, et à qui les Anglais donnaient la chasse, profita d’un gros temps et d’une nuit obscure pour fuir et gagner la Sénégambie. Il remonta le fleuve, mouilla assez loin de l’embouchure et se mit ainsi à l’abri de toutes poursuites. Zambalah avait prêté le secours de son expérience au capitaine portugais, car il connaissait parfaitement la côte. Zambalah, chef intrépide d’une peuplade de noirs, vendait lui-même les prisonniers qu’il faisait dans ses sauvages excursions. Ses gens vinrent le rejoindre au rendez-vous qu’il leur avait désigné, et le trafic eut lieu selon les us et coutumes. Mais, au moment de débarquer, Zambalah et son frère, qui commandait sous lui, se virent entourés, garrottés et jetés à fond de cale avec les autres prisonniers. Après une quinzaine de jours d’un voyage extrêmement périlleux le long des côtes d’Afrique, dont les vents empêchaient le navire négrier de s’éloigner, le lâche capitaine alla voir sa marchandise. Zambalah lui adressa la parole.

— Je suis ton prisonnier, je t’appartiens ; maintenant tu peux me clouer au mât de ton navire, me jeter à la mer dans un tonneau. Eh bien ! maître, mon frère que voici est malade, donne-lui un peu d’air, un peu d’eau fraîche ; laisse-le sur le pont pendant quelques heures, et si tu lui sauves la vie, je jure de te servir jusqu’à la mort, et de ne jamais te reprocher ta perfidie à mon égard.

— Quelles garanties de ta parole ?

— En voici une, c’est un couteau qu’un matelot laissa un jour tomber à mes pieds ; si tu me refuses, mon frère et moi allons mourir par mes