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souvenirs d’un aveugle.

l’évènement que nous venons de raconter, Zambalah, à son réveil, était rivé au même anneau où il avait demandé un peu d’air pour son frère.

Les vents opposés gardant leur constance forcèrent le négrier à courir à l’est, et le voici, doublant le cap de Bonne-Espérance et courant vers Bourbon, pour essayer de débarquer clandestinement sa marchandise sur quelque point de l’île peu surveillé.

Au milieu d’une nuit sombre et calme, on vit en effet deux ou trois embarcations gagner silencieusement la terre à force de rames, avec une cinquantaine de corps noirs, nus, maigres et puants ; on débarque ces corps, retenus par de solides liens ; puis sur la plage un débat s’engagea entre un colon et le négrier, à la pâle lueur de plusieurs torches ; puis on se serra la main et l’on se dit adieu. Mais une voix s’écria :

— Je ne suis pas esclave, moi, je me nomme Zambalah, et j’ai gagné ma liberté au péril de ma vie, n’est-ce pas, capitaine ?

Et les yeux du noir brillaient comme deux étincelles.

— À propos, dit en souriant le Portugais à l’acquéreur comme pour répondre à cette brusque interpellation, j’ai oublié de vous dire que cet homme a des moments d’une folie assez curieuse ; il rêve qu’il est libre, qu’il l’a été ; mais je le guérissais à grands coups de lanière.

— J’en userai comme vous, reprit le planteur.

Et Zambalah, voulant ajouter encore qu’il était libre en effet, entendit siffler l’air, et le sang qui coula de ses épaules lui apprit qu’il était toujours esclave.

Le lendemain il n’y avait plus rien sur la plage ; seulement à l’horizon pointaient encore comme trois aiguilles les mâts d’un navire voyageur, et dans une habitation sous le vent de Bourbon, les terres se défrichaient avec plus d’activité et décuplaient la fortune du planteur. Le fouet noueux avait bien convaincu Zambalah qu’il ne devait plus parler de liberté. De tous les noirs de l’habitation, Zambalah, soumis enfin à sa destinée, était le plus laborieux, le plus sobre, le plus intrépide. Dans une récente catastrophe, occasionnée par un tremblement de terre, il eut le bonheur, au péril de sa vie, de rendre un service signalé à son maître, et celui-ci par reconnaissance le dispensa du pénible travail des terres pour l’employer aux soins de la maison.

— Je suis content de toi, lui dit le planteur, continue à me servir avec le même zèle, et je te donnerai bientôt l’inspection de mes noirs.

— Merci, maître, mais j’attends davantage.

— Tu es ambitieux.

— Que faudrait-il faire pour redevenir libre ?

— Se racheter, et tu vaux beaucoup d’argent.

— Tant pis, je voudrais ne rien valoir et avoir quelques piastres à mon service.