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voyage autour du monde.

— N’es-tu pas heureux ici ? le serais-tu davantage chez toi ? pourquoi tiens-tu si fort à la liberté ?

— C’est que je voudrais aller par le monde à la recherche de l’homme qui m’a vendu quand j’étais libre, et le tuer.

— Voilà ta folie qui te reprend ?

— Pardon, maître, je n’en parlerai plus.

Un soir que le planteur était à Saint-Paul pour quelques affaires de commerce, il se vit forcé de partir pour Saint-Denis et se décida à faire la traversée à l’aide d’une de ces rapides pirogues du pays que les noirs manœuvrent avec une si merveilleuse adresse. Zambalah gouvernait l’embarcation, qui volait sur les eaux, et, la brise aidant un peu, on devait arriver avant la nuit au périlleux débarcadère de la capitale de l’île. Mais qui peut, à Bourbon, répondre jamais d’entrer dans le port ? Déjà l’on voyait la plage de galets roulés où le flot vomit son courroux, quand une chaleur étouffante se fit sentir dans la pirogue ; la mer ne bruit plus, elle devient unie comme un vaste lac d’huile, puis le ciel se dégage de quelques vapeurs qui le voilaient et se montre tout brillant d’azur. À la côte, la verdure des lataniers cesse toute ondulation, tout frémissement, et se reflète dans le cristal paisible des flots, tandis que, sur le fort qui domine Saint-Denis, s’élève, signal de destruction prochaine, un morne pavillon noir. Un terrible ras de marée était signalé, et la pirogue du planteur, au large encore, devait bientôt être brisée et réduite en poussière.

Les navires à l’ancre n’avaient pas un sort moins rigoureux à attendre, et leurs signaux de détresse ne pouvaient les arracher à l’abîme qui allait les dévorer.

C’est que vous ne connaissez pas la valeur de ce mot lugubre, ras de marée, vous qui croyez qu’il n’y a de tempêtes et de dangers à l’Océan que lorsque la foudre éclate et tombe, quand les eaux s’amoncellent et quand les vents tourbillonnent. De tous les phénomènes de la mer, le ras de marée est le plus terrible et le plus dévastateur. Il a lieu dans les canaux resserrés, dans les détroits, entre des terres volcaniques, quand les feux sous-marins n’ont pas la force de jeter à l’air une nouvelle île. Voyez, voyez tout est silencieux et frais à terre et dans les airs ; l’Océan seul se gonfle, pétille, bondit et retombe ; que lui importe que vous mouilliez toutes vos ancres, elles vont déraper à l’instant, et les gros câbles brisés ne tiendront pas plus que les énormes chaînes de fer. Appelées à votre secours, les voiles tombent lourdes et coiffent les mâts ; toute manœuvre devient inutile, tout effort impuissant ; ce qu’il y a à faire dans ces moments d’angoisses, qui ont valu tant de victimes à la mort, c’est de se croiser les bras, de jeter un regard vers le ciel, de dire adieu à tout ce qu’on aimait au monde et d’attendre le moment suprême.

Au milieu de ce calme si parfait de la terre, des airs et du tumulte horrible des flots, Zambalah et son maître se regardaient sans rien