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souvenirs d’un aveugle.

dire, et les nègres de l’embarcation bourdonnaient leur chant de mort.

— Eh bien ! dit enfin le colon d’une voix sourde à son pilote, tu ne vois aucun moyen de nous sauver ?

— Aucun : dans quelques heures je serai aussi libre que vous.

— Il faut donc mourir ?

— Vous et moi et bien d’autres encore ; pour un homme seul je voudrais vivre.

— Quel est cet homme ?

— Mon premier maître, celui qui m’a vendu à vous quand je n’étais pas son esclave. Oh ! s’il était là, lui !…

Et la barque courait et tournoyait au gré de la lame capricieuse et bondissante, et les mille débris des navires étaient pris et repris par les flots. Déjà sur la plage le peuple et les soldats groupés essayaient d’arracher quelques malheureux à la mort. Rapide comme l’éclair, la pirogue de Zambalah s’élève, se dresse et chavire sur le dos d’une lame floconneuse. Tout a disparu.

Mais Zambalah ne désespère pas encore, car il ne veut pas mourir sans vengeance. Ses bras vigoureux luttent contre le flot qui mugit ; il se trouve en un instant côte à côte avec son maître. Son instinct de générosité l’entraîne, et le voilà lui présentant un débris de vergue dont il s’était saisi lui-même au moment de la catastrophe. Une vague énorme le pousse alors, elle crie sous la force cachée qui la soulève, se rue comme une montagne sur la plage envahie, et Zambalah et son maître sont vomis avec elle ; mais une seconde lame suit la première, se replie victorieuse et veut ressaisir les deux victimes qui lui échappent. Zambalah se cramponne au sol en retenant son maître, et bientôt il parvient à échapper à une destruction générale.

La foule l’entoure, lui prodigue ses soins.

— À l’autre ! à l’autre ! dit-il. Puis jetant un regard sur l’Océan furieux, il semble y chercher encore un objet perdu.

— Tu es libre, Zambalah ! lui crie son maître dès qu’il peut élever la voix ; oh ! tu es libre maintenant.

— Libre ! non, pas encore ; deux camarades à moi sont là, je vais à eux. Je serai libre une heure plus tard.

Mais le flot ne le voulut pas : pour la seconde fois, Zambalah fut jeté seul à terre, et, fidèle à la parole qu’il avait donnée, son maître l’affranchit.

À quelques mois de là, un navire venant de Calcutta fit échelle à Bourbon. Zambalah y prit passage en qualité de matelot et partit pour le Brésil, d’où il revint avec un bras de moins. Il avait retrouvé à Rio-Janeiro le capitaine négrier qui l’avait fait prisonnier dans la Sénégambie ; et quand on lui en parle aujourd’hui :

— Le capitaine portugais, dit-il, ne mentira plus à personne ; il m’en a coûté un bras, mais j’y ai mis bon ordre.