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voyage autour du monde.

Zambalah a quitté Bourbon l’année dernière, et il est venu s’établir ici, où il vit en véritable sauvage.

Tandis qu’il pêchait, nous pénétrâmes dans sa case et nous y laissâmes quelques vêtements ; puis, satisfaits de notre course, nous reprîmes le chemin de la ville.

C’était un samedi, il y avait des jeux et des danses aux admirables ateliers de MM. Rondeaux, Piston et Monneron, et je n’avais garde de manquer à la fête. Qui sait si d’ici à huit jours je ne serai pas déjà parti ? Ne perdons jamais l’occasion de voir ce qu’on ne doit voir qu’une fois, mais qu’il est curieux et intéressant de voir une fois au moins. Je me décidai, d’après l’avis de mes guides, pour le chantier de M. Rondeaux, où plus de trois cents noirs, heureux de leur salaire de la semaine et de leur repos du lendemain, se tenaient prêts aux saturnales hebdomadaires. C’était une cohue, un glapissement, un vacarme intraduisible. Hommes, femmes, enfants, vieillards se trouvaient là, pressés, entassés dans un même enclos, sur un même point, comme si on leur eût défendu, sous peine du fouet, de s’étendre au dehors, comme si l’air et le terrain leur eussent été refusés ailleurs. Eh ! bon Dieu ! ne sommes-nous pas un peu sauvages aussi dans notre superbe capitale, où nous paraissons souvent prendre plaisir à nous parquer dans une allée poudreuse, quand nous pouvons fouler à côté un frais gazon et respirer un air pur et libre ?…

Peut-être ces hommes que voici rêvent-ils de leurs plages perdues, de leur liberté dans l’avenir ; peut-être préparent-ils un massacre général de leurs maîtres ; peut-être aussi est-ce leur prière au puissant arbitre de toutes choses. Je ne sais, mais il y a là bien des joies ardentes, bien des yeux qui lancent des flammes, bien des bras qui se tordent convulsivement, et des poitrines qui se gonflent, et des hurlements qui retentissent ; ce n’est pourtant là que le prélude, l’avant-scène. On se prépare à être heureux, voilà tout. Le bonheur, le voici :

Le signal est donné. En un clin d’œil un vaste cercle est formé : les hommes, les femmes, au hasard, les enfants en première ligne, afin de pouvoir perpétuer le souvenir de la fête nationale.

Au bruit général de tout à l’heure, que je compare au mugissement d’une eau boueuse s’engouffrant dans un vaste égoût, vient de succéder un silence que nulle bouche n’oserait encore troubler. Petit à petit l’air frémit ; c’est une mélodie, je vous jure, âpre, singulière, mais harmonieuse, phrasée ; elle a de la mesure, de la cadence ; ce n’est plus du désordre, ce n’est plus un chaos ; elle grossit encore, et le crescendo a perdu quelque chose de sa couleur primitive. Ce n’est plus maintenant la voix seule qui joue un rôle, c’est aussi la face qui devient grimaçante, hideuse ; ce sont les bras qui gesticulent, les jambes qui tremblotent, les pieds qui frappent le sol comme s’il était bouillonnant. Vous ne le croiriez pas, la durée de cette seconde station est proportionnée aux degrés de tempé-