Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
159
voyage autour du monde.

prés, s’est fait jour jusque chez nous. Lorsque pour la première fois je la vis annoncer sur les affiches de nos théâtres si pudibonds, je me pris soudainement à rougir et je me demandai involontairement si la licence serait assez osée pour venir effrontément braver l’éclat de mille jets de lumière, les répugnances d’une nation qui joue parfois au scandale, mais qui du moins y joue à huis clos. Je bravai le péril et j’allai voir. Non, ce n’était pas la cachucha, fille de la chika, que je reconnus dans cette pantomime gracieuse d’Elssler, exécutée aux applaudissements d’un public enivré. Cette cachucha est une danse bâtarde, toute de création moderne, travestie déjà par les Portugais, qui la rapportèrent de leurs conquêtes, parodiée plus tard par l’Espagne, et endimanchée, musquée par nous, qui en avons fait une chose à part, où le corps se disloque avec calme et où la passion n’est plus que dans le regard et le sourire. Cette cachucha rappelle sa mère comme le profil de la grenouille rappelle celui de l’Apollon du Belvédère ; il y a un monde entre les deux. Créez, mais ne profanez pas.

La véritable cachucha des noirs, la danse nationale, la fête majeure des Mozambiques, des Angolais et autres peuples sauvages, la voici, puisque je vous l’ai promise. Mais non, je retire ma parole ; la description de cette danse brûlerait ces pages, et je sais m’imposer des sacrifices au profit de la pudeur. Assistons à des fêtes moins âcres.

Après la chika, d’autres danses beaucoup moins hasardées eurent lieu au chantier. Je pus me convaincre alors que chez ces peuples sauvages, comme chez les nations policées, la joie a ses degrés comme la douleur, et que la fièvre ne joue pas toujours le premier rôle dans les passions des hommes.

Ma tête était bouillante, mais l’occasion trop belle pour que je consentisse à renoncer à la tâche que j’avais acceptée. Il me sembla, au milieu de cette effervescence générale, que certains acteurs dont la physionomie était identique se montraient plus incandescents que les autres. En effet, c’était la caste mozambique, presque en tout taillée comme la race malgache, dont pourtant elle est l’ennemie irréconciliable. En général, j’avais trouvé que les nègres des Indes orientales étaient plus calmes, plus difficiles à émouvoir ; aussi est-ce parmi ces derniers que les colons prennent de préférence les serviteurs de leurs maisons.

Avec une pareille latitude donnée aux noirs de l’île, ils ne doivent en rien ressembler à ceux du Brésil ou même du cap de Bonne-Espérance, et l’on comprend qu’il ne soit jamais question ici de révolte générale ou de massacres particuliers. Aussi les voyez-vous dans les rues, gambadant, gesticulant et presque toujours munis d’un grossier instrument de musique, façonné à l’aide d’un bambou et de deux cordes, chantant non-seulement les airs de leurs pays, mais encore les ordres qu’ils viennent de recevoir. Ainsi, un maître dira à son noir :

Va reporter ce pot de pommade au parfumeur et demandes-en un à la vanille.