Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
160
souvenirs d’un aveugle.

Eh bien ! de cette phrase le noir fait le poëme de son chant, et il compose là-dessus un thème d’une originalité extrêmement remarquable.

Si, infidèle et menteur, un esclave se grise et dérobe l’argent qu’on lui a donné pour une commission, son premier soin est de chercher une excuse ; dès qu’il l’a trouvée, il la met en musique et la module tout le long de la route :

— Qu’as-tu fait de la liqueur que je t’avais ordonné d’aller chercher ? lui dit son maître.

Quand mo passé d’vant magasin Bon-Goût, mon liqueur saute, mon li pied cogne.

Le noir dit qu’il est tombé, qu’il a répandu la liqueur ; et, sur cette phrase d’excuse qu’il a bien préparée et qu’il trouve admirable, il crée un air des plus séduisants, en se disposant toutefois à recevoir vingt-cinq coups de rotin.

Ces deux phrases que je viens de vous citer, je ne les prends pas au hasard ; il n’est pas d’habitant de l’Île-de-France ou de Bourbon qui ne les sache depuis son enfance et ne les ait cent fois chantées en sa vie sous ses psalmistes favoris.

Il est rare qu’après les danses dont je vous ai parlé tout à l’heure des rixes n’aient pas lieu, mais c’est presque toujours à coups de poing ou à coups de tête que s’attaquent les adversaires. Ne croyez pas que les témoins s’opposent au combat ; au contraire, ils l’excitent, ils le désirent aussi sanglant que possible. Rangés du côté de leurs affections, ils encouragent du geste et de la voix celui qu’ils voudraient voir triompher, et la lutte ne cesse que lorsqu’un des deux ennemis est étendu sur le carreau.