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voyage autour du monde.

Quand la victoire est trop longtemps incertaine, ceux-ci reculent, se séparent et s’arrêtent à quelques pas de distance ; puis ils poussent un grand cri, se frappent la poitrine, se courbent, ferment les yeux et se ruent l’un sur l’autre de toute la rapidité de leurs jarrets. Quelquefois l’un des deux crânes est ouvert, souvent même tous les deux, et les spectateurs emportent les victimes. Le duel n’est pas seulement d’invention européenne.

Qu’un noir appelle un autre noir fainéant, marron, voleur, il n’y aura pas rixe ; s’il l’appelle malgache, un pugilat aura lieu ; et s’il l’appelle nègre, on verra combat à mort. Cependant que sont-ils ? est-ce qu’ils auraient des prétentions à être blonds ? Les maîtres punissent sévèrement ces combats particuliers, mais un noir en colère est un animal redoutable, et ce n’est pas le fouet qui peut l’arrêter dans sa vengeance.

Ce que j’aime avant tout dans mes courses, ce sont les contrastes ; aussi pris-je grand plaisir, en quittant les chantiers de M. Rondeaux, à parcourir la ville, où tout me rappelait une patrie, hélas ! si regrettée.

Il y a, sans contredit, moins de distance de Paris à Maurice qu’il n’y en a de Paris à Bordeaux. Les modes arrivent ici jeunes et fraîches ; les inventions utiles y sont propagées avec une rapidité qui tient du prodige, et les citoyens de l’île sont d’autant plus pressés d’en jouir, qu’ils ont été plus près d’en être privés. Le cap de Bonne-Espérance est sur la route de Paris à Maurice.

J’ai consulté les archives de l’île ; croirait-on qu’il n’y a pas un seul exemple d’assassinat commis par un créole, et l’on tremble encore ici au souvenir d’un funeste événement qui fit longtemps déserter les paisibles habitations de l’intérieur.

Je transcris le fait suivant des registres :

« Plusieurs officiers et soldats d’un régiment français en garnison à Maurice pénétrèrent la nuit dans l’habitation de madame Lehelle, l’une des plus jolies femmes de la colonie, dont un de ces officiers, le sieur de V…, était éperdument amoureux. Cette dame, ayant conçu quelques inquiétudes par suite de plusieurs menaces faites par son fougueux adorateur, avait prié son mari de ne pas s’absenter de l’habitation, située dans les grands bois de Flacq ; mais, quelques affaires l’appelant à la ville, il crut pouvoir sans danger laisser sa femme seule pendant quelques heures. Un soldat nommé Sans-Quartier, auquel on permettait de colporter des marchandises dans la campagne, fit ouvrir la porte aux assaillants, qui multiplièrent leurs crimes par le viol, le meurtre et l’incendie. Un vieil invalide, gardien de la maison, périt victime de son dévouement ; les négresses et les noirs furent massacrés. Il paraît que madame Lehelle était parvenue à s’échapper, puisqu’on reconnut un de ses souliers dans le bois, à un quart de lieue de sa maison, et que ce fut près de là qu’elle fut trouvée assassinée.