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souvenirs d’un aveugle.

« Tous les soldats acteurs de cette terrible catastrophe furent suppliciés, et le sieur de V… ne dut la vie qu’à la considération qu’on avait de sa famille ; comme s’il était permis de se soustraire à la justice en se cachant derrière un beau nom ! Sans-Quartier s’échappa d’abord et répandit la terreur dans l’île ; mais, saisi enfin, on le conduisit bâillonné au supplice, pour l’empêcher de nommer les instigateurs du crime, et il fut rompu vif. »

Depuis ce meurtre horrible, qui date de fort loin, il n’y a pas eu, je le répète, un seul assassinat commis à Maurice.

La ville est divisée en quartiers ou camps. Le camp Malabar est celui que choisissent en général pour logement les Indiens arrivant à l’Île-de-France, et qui doivent y séjourner quelque temps.

L’espace contenu entre les camps est ce qu’on appelle ville. On n’y voit que de misérables cabanes à demi-closes, malsaines, mal aérées. Là aussi se logent, à leur arrivée de Canton et de Macao, les Chinois appelés par les planteurs pour la culture du riz et du thé.

Les Chinois, peuple rusé, lâche, méchant, avare, nation superstitieuse et cruelle, dévote à sa religion, à laquelle elle ne croit pas, faisant des martyrs pour se désennuyer de la monotonie de sa vie de paresse, bassement voleuse, hypocrite par calcul et toujours prête à vanter son indépendance au milieu des guerres intestines qui dévorent les autres régions du monde, les Chinois sont assez avancés dans les arts pour présenter aux yeux de tous des merveilles de patience et d’adresse ; mais, stationnaires depuis des siècles, ils ne comprennent aujourd’hui de la vie que ce qu’elle rapporte en piastres ou en roupies. Un Chinois fumant sa pipe, accroupi devant sa porte, me fait l’effet d’un crapaud suant et bavant au soleil. Je les retrouverai plus tard, ces hommes jaunes, à Diély, à Koupang et autre part peut-être, et il n’y aura pas de ma faute si je n’en châtie pas quelques-uns de cette impudente ardeur pour le vol qui les tient à la gorge et me les rend si odieux.

Les jeux que les nègres de toutes les castes affectionnent le plus sont ceux qui exigent une plus grande activité ; on dirait que ce sang noir qui coule dans leurs veines veut faire explosion par tous les pores. Ils ne parlent jamais sans gesticuler, et ils parlent alors même qu’ils sont seuls ; vous croiriez qu’ils ne pensent qu’avec la langue. Ceux qui, employés plus directement au service particulier des riches planteurs, devraient s’essayer au repos après avoir porté pendant une partie de la journée, sous les rayons d’un soleil brûlant, un lourd palanquin, semblent au contraire vouloir encore doubler leurs fatigues.

À la halte, vous les voyez se dandiner, piétiner, aller et venir à travers les haies de la route, ainsi qu’un petit écureuil en liberté. Leur corps a beau ruisseler, ils ne veulent point paraître vaincus par les longues courses, et ils se font un véritable point d’honneur de ne pas rester en arrière des plus intrépides marcheurs.