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voyage autour du monde.

On voit quelques noirs dans les temples et dans les églises ; ils sont là immobiles, debout ou accroupis, parce qu’on leur a dit de ne pas bouger ; puis ils se mettent à genoux, parce qu’on leur a ordonné de s’agenouiller. Ils se frappent la poitrine quand le prêtre leur en donne l’exemple ; ils se signent après avoir trempé leur main dans le bénitier ; ils sortent en ricanant, et voilà tout. On leur a jeté, à leur arrivée dans l’île, un peu d’eau sur la tête avec les cérémonies d’usage, et on leur a dit : Vous êtes chrétiens.

Ce n’est pas assez, et la voix puissante de la saine morale du christianisme serait peut-être un bouclier plus sûr aux colonies que la geôle et les flagellations.

Dans une course fort intéressante aux deux admirables cascades de Chimère et du Réduit, je fis plusieurs stations assez longues en dépit des noirs, qui avaient hâte d’arriver à la ville pour leurs danses du samedi, et je demandai à l’un d’eux, Malgache fort intelligent, quelques-uns des secrets de la religion de sa patrie, car ces hommes ont une patrie aussi.

— Crois-tu en Dieu ? lui dis-je.

— Ici, à un seul ; dans mon pays, à deux.

— Mais il ne peut y avoir qu’un seul Dieu.

— Ici, oui ; mais dans mon pays à moi, il y en a deux.

— Dans ton pays on a tort, car il ne peut y avoir qu’un seul maître.

— Pas vrai, il y en a plus de six cents à l’Île-de-France.

— Crois-tu à un Dieu ? dis-je un instant après à un jeune et vigoureux Mozambique qui commandait la marche.

— Si maître l’ordonne, oui.

— Mais si je ne te l’ordonne pas ?

— Alors, non.

— Et si je te laisse libre de croire ou de ne croire pas ?

— J’attendrai.

— Dans ton pays, je sais pourtant qu’on croit à un Dieu.

— Dans pays à moi, on croit à un Dieu quand on a gagné une bataille ; on n’y croit pas quand on l’a perdue.

— Lorsque vous la perdez, le peuple qui la gagne a donc un Dieu et vous pas ?

— C’est ça.

— Fort bien ; et s’il n’y a pas de guerre ?

— Alors il n’y a pas de Dieu.

— Et toi, dis-je à un troisième, jeune garçon fort gai, fort propre, fort espiègle, qui paraissait tout disposé à se laisser aller avec insouciance à sa destinée, d’où es-tu ?

— Je ne sais pas.

— Qui t’a amené à l’Île-de-France ?