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souvenirs d’un aveugle.

— Un navire qui venait de bien loin et dans lequel on disait fort souvent le nom de Malacca.

— Je comprends ; tu ne sais donc pas quelle est la religion de ton père ?

— Non.

— Et aujourd’hui crois-tu en Dieu ?

Je crois en Dieu le père tout-puissant, le créateur du ciel et de la terre, etc…

Et le noir me récitait avec une extrême volubilité, sans se tromper d’une syllabe, les demandes et les réponses du catéchisme français, dont il ne comprenait absolument rien. Je me pris soudainement à rire, et mon érudit retourna s’asseoir, heureux de m’avoir prouvé qu’il en savait plus que ses ignares camarades.

Je n’avais ni le temps ni l’éloquence nécessaires pour poursuivre mes investigations, et c’était moins pour leur instruction que pour la mienne que j’interrogeais tous mes noirs.

Mais il y avait parmi eux un vieillard d’une cinquantaine d’années, qui, à chaque question que j’adressais et à chaque réponse qui m’était faite, haussait dédaigneusement les épaules et souriait de pitié. Je l’appelai pour l’interroger à son tour. Il s’approcha brusquement, s’accroupit, et je remarquai avec surprise que tous les autres noirs s’empressèrent de venir se grouper autour de nous. Dès ce moment, je me crus destiné à soutenir une thèse dans les formes, et je commençai l’attaque.

— D’où es-tu ?

— D’Angole.

— Y a-t-il longtemps que tu es à l’Île-de-France ?

— Depuis vingt ans.

— Tu es catholique ?

— Oui, depuis que j’y suis.

— Et avant qu’étais-tu ?

— Rien.

— Te crois-tu quelque chose à présent ?

— Bien moins.

— Alors pourquoi as-tu changé ?

— Je voudrais bien vous voir sous le fouet. C’est le fouet qui m’a appris qu’il n’y avait qu’un Dieu, et si mon maître l’avait voulu de la même manière, j’aurais cru qu’il y en avait deux, ou trois, suivant sa volonté.

— Dans ton pays avez-vous un seul Dieu, ou bien y en a-t-il plusieurs ?

— Avant de connaître les Portugais, nous n’en avions qu’un ; depuis que nous avons su qu’ils n’en avaient qu’un aussi, nous en avons voulu deux.

— Ainsi c’est vous qui faites vos dieux ?

— Oui, chaque fois que les Portugais viennent et nous les brûlent, nous abattons de gros arbres et nous en faisons de nouveaux. Nos