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souvenirs d’un aveugle.

Duperré commandait alors dans l’Inde une division composée des frégates la Bellone et la Minerve, et de la corvette la Victoire, qui, pendant cinq mois de croisière, eut à subir les rudes atteintes des syphons intertropicaux, et des attaques moins dangereuses, mais aussi fatigantes des vaisseaux anglais, dont le nombre commandait à notre capitaine une prudence de toutes les heures. Aussi Madagascar, Mozambique, visités souvent par notre division, étaient-ils devenus une ressource et un asile à la fois contre les ennemis coalisés qui nous harcelaient sans relâche.

Plusieurs prises avaient, en quelque sorte, retrempé l’énergie de nos équipages ; deux beaux vaisseaux de la compagnie des Indes, venant de la Chine et du Bengale, furent amarinés et conduits en lieu sûr. Trois autres vaisseaux avaient amené leur pavillons mais l’un d’eux, au mépris des lois de la guerre, s’était sauve en profitant des ombres de la nuit pour masquer sa honte et sa trahison ; les deux autres, le Ceylan et le Windham, restèrent en notre pouvoir.

Au mois de juillet, la division Duperré, grossie de ces deux prises, cingla vers l’Île-de-France, qu’il savait continuellement bloquée par des croiseurs anglais, qui pouvaient bien effectuer une descente heureuse sur l’un des points les plus accessibles de l’île ; aussi faisait-il force de voiles pour arriver dans une colonie où tout était français, les costumes, les mœurs, le langage, mais surtout le cœur et les sentiments.

Le 20 août à midi, les frégates et les prises saluèrent l’île et reconnurent bientôt le Port impérial et la Passe. Dans le premier de ces mouillages était déjà un navire ; Duperré courut à lui sans balancer, car il n’est pas de ceux qui reculent en face de ennemi qui se présente ; mais il reconnut bientôt une frégate française, et à l’instant même il fit signal à sa division de se placer sur la même ligne et d’entrer dans le port. Il voyait bien les sémaphores des mornes élevés qui lui indiquaient au large la présence de la croisière anglaise ; il n’ignorait pas que si celle-ci le savait mouiller sous les forts de la colonie ou dans une de ses rades, elle ne tarderait pas à l’y rejoindre, et cependant il poursuivit sa route.

La Victoire, commandée par le capitaine Maurice, ouvre la marche. Après elle vient la Minerve, sous les ordres du brave Bonnet ; puis le vaisseau le Ceylan, sous le commandement de l’enseigne de vaisseau Monluc ; puis le Windham, et la Bellone, que montait Duperré.

À peine la Victoire est-elle dans le goulet, que la frégate anglaise , hissant son pavillon rouge, ouvre le feu et fait pleuvoir sur le navire pris à l’improviste une grêle de boulets et de mitraille.

À la bonne heure ! la trahison recevra le châtiment qu’elle mérite ; et si l’on se bat avec ardeur contre un ennemi qu’on estime, le besoin de vaincre est plus grand sans contredit alors qu’on est en présence d’un traître.

Duperré a jugé, de ce regard et de cette intelligence qui ne lui ont jamais