Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/241

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XIII

BOURBON

Petit. — Hugues. — Esclaves.

Grave, non ; sérieux, oui. Bien des philosophes ne raisonnent pas plus sensément, qui se disent logiques et profonds quand ils ne sont que faux et creux. Bien des docteurs ne sont pas plus sensés que les deux interlocuteurs que je vais vous présenter et dont vous auriez tort de rire. Il est des livres pour toutes les intelligences, comme il est une morale pour tous les peuples. L’Europe touche à l’Asie, et pourtant il y a un monde entre les deux points les plus rapprochés de ces deux fractions de notre planète. J’ai souvent à ma droite une de ces puissances mortelles qui font marcher une époque, qui disent le coure des astres, qui annoncent leur apparition à jour fixe, à l’instant précis, qui lisent dans le grand livre de la nature comme vous et moi dans un Télémaque ; et j’ai à ma gauche une de ces cervelles épaisses qui ne comprennent rien, qui ne saisissent rien, qui acceptent le vrai avec autant de confiance que l’absurde, et qui ne seraient que médiocrement surpris que le soleil se levât aujourd’hui au couchant, dans la conviction de s’être trompés la veille. Qu’y a-t-il entre eux ? Moi, un atome, rien. N’est-ce donc pas là le monde ? Ici le génie, là le crétin ; ici l’homme qui dote son siècle d’une haute pensée, là l’homme qui donne un démenti à la grandeur divine ; ici le palmier ou le rima, là le mancenillier ou la ronce. Pour qui observe, partout des contrastes, à chaque pas un rude combat entre le bien et le mal, entre le fort et le faible, sans songer que ce qui est bien à mes pieds est mal à six mètres de distance, et que ce qui me paraît un colosse le matin est nain le soir.

En vérité, la vie est une fatigue, j’allais dire un fardeau, une dérision