Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/242

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
184
souvenirs d’un aveugle.

quand on se laisse aller à réfléchir aux soucis qu’elle donne à qui veut la comprendre et l’expliquer.

Savez-vous pourtant qui m’avait jeté dans ces graves pensées d’où il m’était impossible de m’arracher, tant j’étais pressé par elles ? Je vais vous le dire.

Il me prit envie, avant de franchir les belles rampes de M. de Labourdonnaie, de suivre vers sa source le torrent qui roule, au temps des orages, ses eaux terreuses et bouillonnantes au pied tranquille de Saint-Denis. Un matelot portait ma chambre obscure ; ce matelot, c’était Petit, mon brave et malheureux ami prêt à toute corvée utile ; vous le connaissez. Il était à ma droite : c’était l’homme de génie dans son espèce ; à ma gauche j’avais le nommé Hugues, que vous apprécierez plus tard ce qu’il vaut. Nous allions de l’avant, d’un pas assez boiteux, sur les galets roulés, et le soleil dardait sur nous ses feux croisés avec une rudesse à fatiguer notre constance. Hugues était la brute, mais une brute à double titre, parce qu’il voulait être homme supérieur : au surplus, fidèle et très-bon garçon.

— Chien de pays ! marmottait Petit entre ses dents en mâchant son énorme pincée de tabac.

— Pourquoi cela ? répliqua Hugues en clignotant comme un seigneur qui regarde un valet en pitié.

— V’là des galets ; à chaque orage, le torrent les pousse vers la mer. Il y a des millions d’années qu’on a inventé les orages ; il ne devrait donc plus y avoir de galets, et pourtant il y en a toujours autant que de blattes.

— Mais, gros bêta, les galets, la terre les fabrique comme elle fabrique les champignons ; ça pousse de même, n’est-ce pas, monsieur Arago ?

— Je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est que ces diables de galets usent terriblement mes bottes.

— Ils n’useront pas les miennes, dit Petit, qui marchait nu pieds. Dis donc, grand savant, poursuivit le matelot, et cet escogriffe de soleil qui nous brûle si fort et nous fait devenir rouges comme des écrevisses cuites, pourquoi donc qu’il ne rôtit pas les épaules sans chemise de ces pauvres noirs que nous voyons là et qui n’ont pas même un verre de vin par semaine pour se radouber ? Pourquoi ça ?

— Parce que ces gens-là ont été créés pour la chose. On leur a dit : Vous êtes noirs, donc vous serez esclaves ; et ils bèchent, et ils défrichent, et ils souffrent.

— Ça doit être ; je saisis à merveille ton raisonnement ; mais comment me feras-tu comprendre que nous marchons en ce moment la tête en bas ou à peu près, ainsi que je l’ai entendu dire ce matin sur le gaillard d’avant ? C’est diablement dur à avaler, car si ça était, la demi-bouteille de vin que j’ai là dans ma poche et que M. Arago va me permettre de boire, parce qu’elle me gêne, se viderait.