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voyage autour du monde.

— Du tout, le ciel a voulu que la terre fût ronde, et il l’a imaginée ainsi afin qu’on pût faire le tour du monde. Si c’était plat, la chose serait impossible.

— C’est juste, pourtant. Cré coquin ! que c’est avantageux de voyager avec des savants de ce calibre-là !

Il n’est pas absolument exact de dire que c’est la paresse qui fait les hommes ignorants ; il est plus vrai de publier que c’est elle qui les maintient dans l’ignorance. Chacun de nous, soit vanité bien comprise, soit curiosité mal entendue, veut savoir. Il n’est point de petits secrets que nous ne cherchions à pénétrer ; il n’en est pas de grands que nous n’ayons eu la prétention de découvrir sans secours étrangers, et nous nous donnons mille fois plus de peine pour nous blottir dans l’erreur ou le mensonge que nous n’en aurions eu à accepter la vérité. Désapprendre est chose si difficile, qu’il vaut mieux tout ignorer que de trop savoir, alors que ce que l’on a appris est faux. Celui qui ne sait rien peut-être un esprit sans intelligence ; celui qui a tout admis est à coup sûr un esprit de travers. Un bâton crochu ne se redresse pas aisément.

Si j’avais laissé faire le moraliste Hugues, devenu, quelques jours après, mon domestique, il eût changé la nature simple et primitive du brave Petit, qui aurait été transformé en sot, de candide qu’il était toujours resté ; car Hugues, dans son incommensurable orgueil, lui inculquait les hérésies les plus ridicules et lui dévoilait même, je crois, les secrets de la digestion. Hugues était à la fois savant, moraliste, philosophe, astronome et médecin : il se croyait tout, puisqu’il n’était rien. Moins je parlais, plus l’impertinent élevait la voix ; plus j’écoutais, plus il devenait loquace. Il tenait à briller dans cette première entrevue et ne faisait que brailler. De son côté, le docile élève se disait en lui-mème : « Puisque M. Arago ne répond pas, c’est que M. Hugues a raison. » Avant d’arriver au but de notre course, le professeur s’était si puissamment emparé de son disciple, que celui-ci lui jetait à la face le mot de monsieur gros comme le bras : c’était à fouetter le pédagogue.

La large et sinueuse vallée que creuse le torrent se rétrécissait petit à petit vers sa source, et à droite surtout les montagnes prenaient un aspect grandiose. On voyait à leurs déchirements que l’influence des volcans se faisait sentir jusqu’ici ; on trouvait çà et là, loin de la cime où ils avaient longtemps plané, des blocs immenses de roches détachées par les violentes secousses des feux souterrains ; et Hugues, que ces bouleversements terribles n’étonnaient que faiblement, disait au pauvre matelot ébahi les éruptions autrement chaudes des volcans de la lune, qui nous envoient si fréquemment leurs rapides et dangereux aérolithes ; pour lui le fait était avéré. Petit n’en revenait pas, et Hugues triomphant lui expliqua la cause première et certaine des commotions volcaniques ; il pénétra dans le fond des eaux et en arracha le secret toujours caché des terribles raz-