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souvenirs d’un aveugle.

de-marée qui ont brisé tant de navires ; il prouva d’une manière victorieuse que les étoiles de l’hémisphère austral devaient être plus brillantes que celles de l’hémisphère boréal. Tout ce que la science ignore, tous les phénomènes météorologiques qui tiennent encore en suspens les hommes les plus avancés dans la géologie ou l’astronomie furent mis au jour avec cette lucidité que vous avez déjà appréciée ; de telle sorte que le pauvre Petit, vaincu par tant de bonnes raisons, fut prêt à changer de nature et à devenir Hugues comme mon voisin de gauche. Petit garda quelque temps le silence de la réflexion, qui dit l’irrésolution de l’esprit ; et, le rompant enfin, plutôt comme pour me prouver qu’il avait compris :

— Savez-vous bien, monsieur Arago, me dit-il, que la science est une bonne chose ?

Avant de répondre au crédule Petit, j’ordonnai une halte sous une charmante touffe de palmistes, au bord d’un admirable champ de cannes à sucre, à l’extrémité duquel pointaient les cases, basses et fétides, des noirs de l’habitation. D’abord Petit se tint debout par respect, moins pour moi, son supérieur, que pour Hugues, son égal ; je l’invitai à s’asseoir à mon côté.

— Allons, mon brave, assez de science comme cela ; mange un morceau maintenant.

— C’est drôle, je n’ai presque plus faim ; ce coquin-là m’a brouillé la cervelle.

— Pourquoi donc ?

— Il m’a appris des choses si savantes !

— Que t’a-t-il appris ?

— D’abord, que la terre était ronde, parce que si elle ne l’était pas, nul ne pourrait faire le tour du monde. J’ai compris ça du premier coup, ça est clair comme bonjour, et je n’y aurais pas pensé sans monsieur. (Petit ôta son chapeau.)

— Hugues se pavanait.

— Et si je te dis, moi, que celui que tu admires tant et qui te prive de ton appétit quotidien ne t’a débité que des sottises ?

— Si vous me prouvez ça, monsieur Arago, je vous jure, foi de Petit, que ce gredin-là ne donnera plus de leçons à personne.

— Je ne prétends pas que ton ressentiment aille si loin, mon brave ; mais en attendant, tâche d’oublier les sornettes que tu as entendues ; reste excellent matelot comme par le passé et ne sors pas du cercle que le destin a tracé autour de toi ; fais trêve à tes idées d’ambition si peu en harmonie avec tes fatigues de gabier, et bois ce verre de vin à la santé de ton ami Marchais.

— À sa santé… mais, foi d’homme, ça me fait plus de bien qu’à lui.

— Et vous, Hugues, je vous conseille de ne plus prêcher vos sottises à ces braves gens, vous vous attireriez de mauvaises affaires, et si vous