Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/245

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
187
voyage autour du monde.

savez lire, ce dont je ne doute pas, lisez-leur sur le gaillard d’avant les livres que je vous prêterai pour abréger les ennuis et la longueur du quart.

— Cependant, monsieur, ce que j’ai dit à Petit, je l’ai appris dans plusieurs ouvrages.

— Si vous aviez fait un meilleur choix, vous auriez la tête plus creuse et par conséquent moins lourde. En morale, rien ne pèse comme le vide ; croyez-moi, changez de vocation ou plutôt de nature, redevenez ignorant, quelque effort qu’il vous en coûte.

Hugues se tut ; Petit mordit avec une double joie dans une belle carcasse de dinde qu’il serrait de ses doigts goudronnés, et de temps à autre il me disait assez à voix basse pour être entendu du pauvre Hugues :

— Étais-je bête de croire que les galets poussaient comme des champignons ! Tenez, j’aime cent fois mieux avaler ce blanc de volatile et ce verre de vin que toutes les bêtises qu’il me débitait… J’aplatirai cet homme.

Hugues mangeait et ne parlait plus, l’aspect des mains calleuses du matelot lui avait serré le gosier et arrêté tout net ses élans de professorat. Après ce léger repas assaisonné par un appétit de piéton épuisé, je pris congé de mes deux camarades de route et je me dirigeai vers les cases des noirs que j’avais aperçues en arrivant à notre halte. Non loin, assise sur le sommet d’un monticule à pente douce, se développait gracieusement à l’œil une charmante habitation avec ses varangues où l’air se joue si pur et si bienfaisant, sa fraîche terrasse, ses volets verts et ses gracieuses plantations de bannaniers et de manguiers autour.

Ici, comme à l’Île-de-France, l’hospitalité devait être une douce pratique de chaque jour ; je résolus donc de pousser jusque-là et de visiter les maîtres avant les esclaves. Je ne suis pas fier.

L’accueil tout amical que je reçus me rappela Maurice, et l’on voulut à peine entendre mon nom. Cependant, après les premières politesses d’usage, je dis qui j’étais, et l’heureux hasard qui m’avait amené si loin dans ma promenade d’explorateur. Je sollicitai la permission de visiter l’espèce de camp où reposaient les noirs, et le planteur m’offrit le bras avec une courtoisie franche et empressée. Deux esclaves étaient au bloc, le pied droit et la main gauche dans le même anneau scellé à une grosse pierre au soleil ; je demandai grâce pour eux, elle me fut accordée à l’instant même, et je remerciai plus vivement encore le maître que ne me témoignèrent de gratitude les nègres amnistiés.

— Pourquoi donc des cases si basses, si fétides et si peu aérées ? dis-je au colon. Ne craignez-vous pas que cette lourde atmosphère ne pèse trop fort sur les poitrines déjà haletantes de vos noirs ?

— Mais quand nous les leur donnons, elles sont propres et saines. Ces gens-là, voyez-vous, aiment à se séquestrer du monde ; il leur faut une