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voyage autour du monde.

Remarquez comme les autres noirs s’approchent de lui avec empressement et respect : c’est qu’il va chanter.

— Une chanson d’Angole ?

— Je vous l’ai dit, une improvisation.

— Se taira-t-il si nous approchons de lui ?

— Il feindra de ne pas nous voir, voilà tout.

— Essayons.

Le noir fit d’abord un conte assez long à son auditoire attentif, puis d’une voix gutturale et sur un air qui n’avait que trois notes il psalmodia les paroles suivantes en mauvais créole assez passablement rimé.

Angole est mon pays,
Hi ! hi !
Mes pères et sœurs sont là
Ah ! ah !
Un beau jour je tuerai,
Eh ! eh !
Et j’y serai bientôt
Oh ! oh !
Moi, fatigué de labourer la terre.
Moi, fatigué de recevoir des coups,
Je ne veux pas attendre davantage,
Et quand mes frères auront autant de cœur que moi.
Je ne veux pas achever ma chanson,
Car maître est là qui m’écoute.
Et quand l’étranger sera parti,
Avec bon maître qui nous frappe si fort.
Moi vous dirai, mes camarades,
Ce qu’il faut faire pour ne plus être esclaves.

— Vous entendez ce misérable, dit le planteur en m’entraînant ; si les autres avaient autant d’énergie que lui, mon habitation serait bientôt au pillage.

— Cela a donc une âme ?

— La conséquence n’est pas juste.

— S’il souffre plus que les autres, il faut qu’il fasse plus aussi.

— Vous ne comprenez rien à l’éducation à donner aux noirs.

— Je comprends, au moins, qu’on brise les chaînes alors qu’elles sont trop lourdes. Ne l’oubliez pas, monsieur, le fer de l’esclave a deux bouts, il pèse par conséquent aussi à la main qui conduit. Ou l’émancipation, ou un code protecteur des noirs : le Brésil m’a dégoûté à tout jamais de la traite.

— Allons, allons, nous reverrons l’Europe, nous irons respirer son doux parfum de liberté… Ah ! pauvres libres que vous êtes !

Ma bouche resta close aux dernières paroles du colon, et mes yeux se baissèrent à son regard.